banderolles: un curieux bilinguisme
Le fait qu’on ne lise pas de façon consciente les banderoles n’hypothèque en rien leur valeur informative. De surcroît, une petite analyse des slogans qui y sont exprimés en dit long sur le divorce entre la réalité cambodgienne et son idéalisation.
Le goût asiatique de la banderole
Les villes asiatiques ont pour les banderoles un goût qu’on ne rencontre désormais plus guère en occident. On peut aisément s’en rendre compte en se promenant dans Taipei, Bangkok ou Hanoi à l’occasion d’une célébration quelconque.
La banderole n’a évidemment rien à voir avec le principe de l’affiche car son contenu se résume à celui du slogan qui y est inscrit, ni plus, ni moins. Il ne s’agit pas d’un contenu complexe mais d’une phrase toute simple censée gloser, de façon souvent très mécanique, la célébration d’un évènement : « Vive le royaume du Cambodge », « Vive la paix et le développement » « Bienvenue à... », « Gloire à.... », Etc. Les mêmes évènements se reproduisant d’une année sur l’autre donnent lieu aux mêmes slogans et permettent alors de faire une économie considérable tant en matière de banderoles que d’imagination. C’est sans doute cette prévisibilité absolue du contenu de la banderole et son corollaire obligé qu’est le degré zéro de l’information qui explique l’intérêt que les régimes autoritaires ont placé dans ce support de leur langue de bois.
Dans sa volonté d’informer les masses cambodgiennes et expatriées, l’humanitaire international ne pouvait faire au Cambodge l’économie d’un procédé aussi gratifiant. On a ainsi vu sur les murs de Phnom Penh la traduction en slogans de toute la gamme des pulsions ONGéienes et humanitaires du moment : de l’appel à dénoncer les pédophiles au refus de la violence domestique.
« Bilinguisme » des slogans et trahison linguistique
L’auteur de ces lignes a eu le privilège d’assister à Kep à l’installation de la banderole reproduite en photo sur cette page. Il n’a pu alors s’empêcher de prendre son air le plus naïf et de questionner le maître des cérémonies du moment sur le pourquoi des deux langues. Il lui a été répondu qu’avec l’anglais, cela faisait beaucoup plus sérieux et que les Cambodgiens adoptaient d’autant plus facilement une attitude qu’elle était vue comme générale, ce dont la langue anglaise était en l’occurrence bien évidemment censée témoigner.
On ne discutera pas plus avant ce vieux principe moutonnier pour examiner le contenu du slogan. Il s’agit d’une campagne d’une fondation des Nations Unies, le UNPA ou Fond des Nations Unies pour la Population. La version anglaise, « Responding to the Economic Crisis : Investing in women is a smart choice”, est limpide à condition de prendre garde aux faux amis. Il ne s’agit bien sûr pas d’investir dans les femmes comme on investirait dans l’or ou le cacao. Le sens particulier de « to invest » nous est donné par le dictionnaire Oxford : Attribuer, confier un rôle à quelqu’un, responsabiliser quelqu’un, etc.
On aura compris le sens général de la phrase en Anglais en prenant en compte le contexte de la crise économique : il s’agit de valoriser, de responsabiliser les femmes cambodgiennes. Ce qui est de fait présupposé est que les femmes cambodgiennes souffrent d’une sous valorisation sociale et économique. La crise économique apparaissant comme l’indicateur de ce manque indique la marche à suivre, ce qu’exprime très bien « en réponse à, comme réponse à... » (Responding to... ). En bref, il s’agit tout simplement de remédier aux carences de la sous représentation des femmes cambodgiennes, censée être à la source de tous les maux. On peut très bien ne pas saisir le rapport entre crise économique et situation de la femme cambodgienne ou exprimer en toute bonne fois son désaccord avec ce type d’analyse, mais ce faisant on entrerait dans une polémique qui ne serait ni de saison ni de raison.
Un autre angle évident d’analyse consisterait à examiner la version khmère du slogan. Et là nous ne sommes pas au bout de nos surprises car le texte khmer dit littéralement : « Résoudre les problèmes de la femme (des femmes) est un choix judicieux qui répond à la crise économique ».
Lors de la mise en oeuvre des premiers modèles connexionnistes appliqués à la traduction automatique on avait traduit du Français au Russe « L’esprit est consentant mais la chair est faible », puis du Russe au Français et ainsi de suite pour obtenir finalement « le vin est bon mais la viande est mauvaise ».
De la langue à la réalité
Nous n’en sommes pas encore là quoique un sérieux effort d’imagination soit requis pour concevoir une équivalence entre « investing in women... » et « Résoudre les problèmes des femmes... ». Pour en avoir le coeur net, nous avons interrogé trois personnes de langue maternelle cambodgienne non pas sur le sens du terme « problème » (panhha), mais sur le référent du mot dans le contexte du slogan et ce que nous avions soupçonné s’est révélé exact : les deux contenus n’ont rien à voir.
Les écarts en traduction sont souvent expliqués par des données intra linguistiques : les structures des langues de départ et d’arrivée exercent des influences incompressibles sur le contenu de la traduction et un exemple célèbre en est la différence entre les versions anglaise et française de la résolution 242 de l’ONU. Rien de tel ici et on pourrait parfaitement traduire en Khmer « Investing in women... » ; alors pourquoi ? Une première explication serait que le traducteur n’a pas vu la pertinence du slogan dans le contexte socio culturel cambodgien. « Investing in women... » sent à plein nez le poncif féministe reduplicable en tout lieu en ce qu’il a initialement été conçu à partir du dogme éternel d’une sous représentation des femmes dans les processus de décision sociaux et économiques. Vu de Manhattan, cette vision « culturelle » du rôle de la femme est peut être justifiée, par contre le terroir cambodgien offre un démenti féroce à ce type d’affirmation au point qu’une analyse de la société cambodgienne en terme de matriarcat n’a rien d’excessif. De ce point de vue, le terme beaucoup plus flou de « problème » présente moins de risques.
On peut aussi sérieusement se demander si la version khmère est faite pour être lue. Le registre de langue auquel appartient la version anglaise du slogan est neutre en ce qu’elle est parfaitement énonçable à l’oral comme à l’écrit. La version khmère ne peut vraiment pas être produite oralement, pour preuve les termes pour « femme », « répondre », « judicieux » sont de facture typiquement littéraire et, quoique tout à fait prononçables, ne seront pas spontanément énoncés. En tout état de cause, il en résulte un tout qui n’est pas immédiatement et naturellement compréhensible.
Une vision hiératique de la communication
Nous sortons ici d’une vision traditionnelle de la communication où le code devrait en toute logique être commun aux deux parties. Rien de tel ici où le commun des mortels concerné n’a pas vraiment accès au message censé lui être destiné. Une situation inédite au Cambodge ? Pas vraiment car le pays présente le paradoxe d’avoir eu une épigraphie des plus florissantes en Asie du Sud Est matérialisée dans des stèles qui n’étaient pas destinées à être lues.
Jean-Michel Filippi