Du lieu de culte au culte du lieu
Un temple énigmatique
« Phnom Kchâng « le mont du coquillage » est un bloc de calcaire creusé naturellement en grottes. On descend dans ces cavernes par une sorte de vestibule à ciel ouvert, enfoncé de 4 mètres sur le flanc de la montagne ; de ce vestibule on pénètre dans une première chambre où a été construit un sanctuaire antique en briques, simple cellule cubique à niches intérieures et mesurant au plus 4 mètres sur chaque côté. Les stalactites de la grotte recouvrent presque entièrement cette cellule. Au delà, trois cryptes étroites et obscures s’enfoncent profondément dans l’intérieur de la colline ».
Etienne Aymonier est certainement le premier européen à avoir pénétré dans la grotte de Phnom Khyâng. Sa préoccupation est celle du recenseur qui décrit succinctement un temple parmi les centaines d’autres qui composent le corps de son oeuvre monumentale écrite en 1900.
Pourtant, Phnom Khyâng, situé entre Kampong Trach et Tuk Meas est un lieu chargé de mystère.
Pour y accéder, il faut exceptionnellement traverser une première grotte, puis pénétrer dans une deuxième cavité par une entrée murée symboliquement. La construction en briques au centre de la cavité est quasiment intacte. La taille réduite de la grotte, ainsi qu’une recherche savante sur les proportions des trois étages qui composent la construction lui donnent une apparence monumentale. Pour compliquer encore les choses, les artéfacts habituels de datation (inscriptions, linteau) sont absents. On peut cependant raisonnablement donner la date du 7ème siècle, essentiellement à cause des médaillons qui ornent les 3 étages et qui rappellent ceux de l’Ashram Moharussey de Takéo.
6 cavités ornent les 3 murs intérieurs et étaient destinées à accueillir des urnes funéraires contenant les cendres de crémation. Le sol de la grotte est d’ailleurs jonché de débris de vases en terre cuite, probablement brisés par des voleurs, et d’ossements des défunts incinérés.
L’apparence est celle d’une cella çivaïte classique avec, en son centre, un linteau et une cuve des libations qui ont aujourd’hui disparu.
Une fonction religieuse pérenne
On a le sentiment d’être le premier, en quelque sorte le découvreur, à pénétrer dans ces lieux, d’autant plus que l’accès n’en est pas facile. Jusqu’à il y a peu, la descente ne pouvait se faire qu’avec des cordes ; l’installation récente de 2 échelles a heureusement facilité la visite. Les Khmers des villages environnants, scrupuleusement interrogés, prétendent tous ignorer jusqu’à l’existence de ce temple pourtant récemment répertorié par le ministère de la culture après plus de cent ans d’ignorance officielle.
On n’est pourtant pas au bout de ses surprises. Une exploration des cavités attenantes à la grotte a permis de mettre à jour des tas d’ossements calcinés dont certains remontent à quelques mois à peine. Une petite analyse a permis de découvrir une continuité sans faille dans la pratique d’y déposer les ossements des défunts.
La question qui se pose immédiatement est de savoir pourquoi on continue de déposer les ossements dans un temple manifestement çivaïte alors qu’une pagode bouddhiste est bien présente dans le village. Consulté, le vénérable de la pagode a d’abord ouvert des yeux incrédules et a affirmé que ces pratiques n’existaient plus depuis bien longtemps. Quant aux villageois, le silence est évidemment de règle : au grand jamais, ils n’ont entendu parler de cela.
De la montagne qui est un temple au temple montagne
Ce lieu de culte permet une hypothèse sur la religion originelle des Khmers. Dire que la montagne (Phnom) est sacrée est insuffisant ; en réalité, la montagne est le temple et tout concourt à le démontrer : l’orientation de l’entrée de la grotte qui est toujours à l’opposé de celle de la cella et le murage symbolique de l’entrée qui marque le passage du sacré au profane. Tout un jeu d’imbrications s’ensuit : une montagne avec en son centre une cavité au centre de laquelle se trouve la cella au centre de laquelle se trouve le linga. A cela, il faut rajouter la fonction des stalactites qui relient la montagne à l’univers extérieur et celle des stalagmites qui assurent le lien avec les divinités des mondes intérieurs, les divinités Chtoniennes, comme feu Jacques Népote l’avait si bien pressenti lorsqu’il analysait la fonction sacrée de la termitière en pays khmer. Cette configuration permet de comprendre que la montagne est un microcosme où, aujourd’hui encore, il est certainement propice de déposer les cendres des défunts.
La région de Kampot est peu représentative du Cambodge, en ce que l’hindouisation y restera imparfaite et qu’elle restera marginalisée, au sein du pays khmer, à partir du 9ème et au moins jusqu’au 15ème siècle.
Le paradoxe n’est pas des moindres car c’est dans cette région, seule à avoir montagnes pourvues de grottes, que surgit l’acception primitive de la sacralité de la montagne qui évoluera ultérieurement pour se traduire dans les temples montagnes de l’époque angkorienne.