La ville des rues sans nom
Il ne viendrait jamais à l’esprit d’un phnompenhois de se repérer dans sa ville au moyen d’une rue. On utilisera le nom d’un quartier, d’une pagode, d’un marché, voir d’une ambassade pour indiquer l’endroit où l’on souhaite se rendre.
Les nouveaux venus font souvent l’erreur de pointer une rue sur le plan en s’imaginant que le conducteur de moto ou de Tuk tuk saura les y conduire alors que dans la philosophie locale on ne se réfère pas à la rue : un non lieu qui en soi ne saurait être le siège de quoi que ce soit; à cet égard, le numéro est révélateur, même de façon involontaire.
Une logique protectorale de la dénomination des rues
Dès qu’il est question de Phnom Penh comme capitale, les dynamiques à l’oeuvre s’exercent dans un cadre temporel qui n’excède pas un siècle et demi. La ville moderne est celle que le protectorat met en place avec des principes bien décrits par l’article de référence de Christiane Blancot et Aline Hetreau-Pottier « 1863 – 1953, une ville neuve dans un site d’occupation ancienne ». De 1890 à 1920 est mise en place la charpente urbanistique qui, aujourd’hui encore, caractérise de nombreux quartiers de Phnom Penh. Une donnée nouvelle est l’adoption de notions juridiques inexistantes dans le droit coutumier cambodgien : « la rue comme espace public inaliénable et la propriété privée, individuelle, enregistrée et cadastrée... Hors la place de la poste et les quais du canal périphérique, qui constituent des espaces exceptionnels, l’uniformisation de l’espace des rues est la règle générale : toutes auront vingt mètres de large ». En bref, un de ces modèles de ville provinciale française dont la métropole saupoudrera l’espace colonial français.
Si l’on se place au début des années 30, la plupart des noms de rue rendent essentiellement hommage aux personnalités françaises qui ont été les artisans de la mise en place du protectorat. Bien sûr, au lendemain de la 1ère guerre mondiale, il faut caser les maréchaux Foch et Joffre, à l’instar de toutes les villes de France et des colonies. A Phnom Penh c’est chose faite à Vat Phnom de part et d’autre du siège des bureaux de la résidence (l’actuel ministère des finances).
Il est intéressant de constater que le protectorat Cambodge ne diffère guère des colonies voisines si l’on prend comme critère le degré de francité des rues. Sans prétention à l’exhaustivité, on peut citer quelques exemples : le boulevard Doudart de Lagrée (l’actuel boulevard Norodom) se taille la part du lion et pour cause, car le capitaine de corvette est l’artisan du transfert de la capitale de Oudong à Phnom Penh ; la rue Paul Bert est aussi indispensable car il s’agit du théoricien de la colonisation des débuts de la 3ème république ; on n’oublie pas non plus la rue Francis Garnier et le quai Lagrandière, clin d’oeil à la Cochinchine des amiraux. Il faut noter le fait fascinant que les rues de Phnom Penh alignent tranquillement les noms de personnalités qui, si elles en avaient eu l’occasion, se seraient probablement entretuées.
On ne trouve quasiment aucun nom cambodgien sur les artères d’importance, si l’on excepte la rue Ang Duong (1796 - 1860) avant dernier roi avant le protectorat et les quais Norodom et Sisovath, devenus aujourd’hui quai Sisovath.
Le Sangkum Reastr Niyum (1955 - 1970) : l’esprit de Bandung et les amitiés du prince
L’indépendance se traduit par un nouveau baptême en règle des rues de Phnom Penh. On revisite à l’occasion l’histoire nationale pour redécouvrir des héros d’avant le protectorat comme Ang Eng, avec des dates de naissance et de mort approximatives : 1772 -1797 ; ce dernier donnera son nom à la rue du Protectorat et à la rue Ohier qui est son prolongement.
La lecture des rues du Phnom Penh d’aujourd’hui n’a rien à voir avec ce qui s’est passé depuis 1993 et réfère obligatoirement au climat de l’époque du SRN.
Des pays sont évidemment à l’honneur comme le montrent les rues de France et les boulevards de Yougoslavie, de Tchécoslovaquie, ou de la confédération de Russie. Le hasard n’est pas de mise et il n’y a pas à s’étonner de l’absence d’une rue des Etats-Unis ; les préférences étant très marquées en faveur des pays socialistes et non alignés. Beaucoup des grandes artères portent les noms de leaders prestigieux qui vont, à l’instar du prince Sihanouk, marquer la conférence de Bandung, dont Nehru et Tito. Les absences, par exemple celle de Soekarno, sont aussi significatives.
Les amitiés et sympathies du prince Sihanouk y sont pour beaucoup dans les dénominations : Mao Tse Toung, Kim Il Sung (certes beaucoup plus tard) et Charles de Gaulle. Près du bâtiment du conseil des ministres se trouve même un portrait en médaillon du dirigeant communiste bulgare Georgui Dimitrov (1882 - 1949). Gageons qu’aujourd’hui, en dehors du personnel de l’ambassade de Bulgarie et des lecteurs assidus de Hannah Arendt, peu de Cambodgiens ou d’étrangers vivant à Phnom Penh savent de qui il s’agit.
Bref, en matière de noms des rues, l’époque actuelle est parfaitement tributaire du SRN en dépit d’un intermède de taille qui ne comprend pas moins de trois régimes : la République Khmère (1970 - 1975), le Kampuchéa Démocratique (1975 – 1979) et la République Populaire du Kampuchéa (RPK) (1979 - 1992).
Le temps suspendu
Le Royaume du Cambodge qui succède aux accords de Paris et à l’opération de l’Autorité Provisoire des Nations Unies pour le Cambodge (APRONUC) voit le rétablissement des noms des rues de l’époque du SRN. Il s’agit d’une véritable restauration : Monivong avait été rebaptisé pendant la RPK Achar Mean (1920 - 1972) alias Son Ngoc Minh, alias Pham Van Hua, du nom d’un grand communiste cambodgien qui connut son heure de gloire dans les années 50; la dénomination de Kampuchéa Krom ayant du agacer les délicates oreilles vietnamiennes, le boulevard était devenu celui de l’amitié Kampuchéa – Vietnam ; le quai Sisovath avait, dans l’intervalle, été baptisé quai Marx...
C’est finalement une mise entre parenthèse de plus de 20 ans d’histoire à laquelle cette restauration donne lieu.
Entre-temps la population originelle de Phnom Penh a disparu et la ville a été investie par des campagnards pour lesquels ne peuvent pas faire sens des données essentiellement urbaines comme la séparation des espaces public et privé ou le rôle de la rue que beaucoup, à l’instar de ce qui se passait dans leur village, considéraient comme un espace d’élevage de volailles.
Dans ces conditions, la question des noms des rues devient évidemment secondaire ; d’autant plus que la discontinuité de l’histoire politique du Cambodge (7 régimes en moins de 60 ans) a prédisposé à des modifications de panthéon qui ont eu des conséquences certaines sur les noms des rues.
Jean-Michel Filippi