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Intermède birman : chez Ubu roi

Bienvenue à Naypyidaw

La nouvelle capitale de la Birmanie s’appelle Naypyidaw (prononcer Nèpyido) : 4600 km2, plus de 43 fois la surface de Paris. Une population de 925.000 personnes, chiffres officiels dixit, de toute façon il n’y en pas d’autres.

On n’y entre pas comme dans un moulin, les guides de voyages sont peu diserts sur le lieu et le tourisme étranger n’y est pas vraiment promu. Comme toujours en Birmanie, rien n’empêche de tenter sa chance en sachant qu’au final tout dépendra des sautes d’humeur fréquentes des très sensibles autorités militaires.

Eh bien oui ! On peut visiter Naypyidaw, du moins ce jour-là c’était possible. Tout le tralala habituel, en vrac : l’hôtel pour étrangers aux bungalows disgracieux, le « qu’est-ce qui vous amène ici ? » demandé avec une nonchalance désarmante devant un verre au bar, l’envie de rire vite réprimée en s’imaginant demander à son interlocuteur : « Et vous, dans le civil ? », quelques réflexions profondes pour déterminer la variante du touriste idiot à ajouter à son répertoire... la Birmanie, quoi.

Le séjour des rois

C’est ce que signifie Naypyidaw. Un nom bien étrange pour un pays dont la monarchie a été abolie par les colonisateurs anglais il y a plus d’un siècle.

Dans le monde, la bonne vieille monarchie absolue et de droit divin était en passe de disparaître ; ce vénérable mode de gouvernement a heureusement été sauvé in extremis par la Corée du Nord. Hérédité non encore comprise, la Birmanie a aussi beaucoup oeuvré dans ce sens. Les média présentent fréquemment les dirigeants de la junte comme la réincarnation des 3 plus grands anciens rois birmans et les statues gigantesques de ces derniers dominent à Naypyidaw une impressionnante structure de béton consacrée aux cérémonies officielles.

La bonne image se passe de texte (Daumier)

L’armée au pouvoir depuis bientôt 50 ans s’est confiée la mission sacrée de « sauver le pays du chaos et de la désintégration ». Dans ces conditions quoi de plus naturel que d’ajouter une petite touche de divin pour pérenniser le tout?

Ne Win, ce qui signifie « soleil resplendissant », avait sainement isolé son pays après sa prise de pouvoir en 1962. Modèle inédit de communication, l’homme vivait reclus dans son palais entouré de devins et d’astrologues sur les conseils desquels il avait, par exemple, fait passer la conduite de gauche à droite. Toujours divinement inspiré, il avait réduit la monnaie nationale à 9 et aux multiples de 9, son chiffre favori, certain qu’il atteindrait les 90 ans. Eh bien, né en 1910, il mourut... en 2002. Qu’attendons-nous pour faire de même ?

En 1988, la junte proprement dite s’installe au pouvoir, plus exactement le Conseil d’Etat pour le Rétablissement de la loi et de l’Ordre (SLORC). Le pouvoir rendant souvent fou, le pouvoir total doit rendre totalement fou et voilà le chef du SLORC, le général Saw Maung, se prendre pour un ancien roi, se vêtir en conséquence, restaurer d’anciennes cérémonies royales et commencer à instituer une cour...Il sera mis à la retraite pour raisons de santé en 1992 et remplacé par le général Than Shwe qui n’est pas mal non plus dans le registre précité.

Le vide et ses vertus

Parler de gigantisme à Naypyidaw relève de l’euphémisme, Brasilia à côté ferait figure de petite ville provinciale à l’intimité douillette.

Cette nouvelle capitale (2005) en remplacement de Yangon s’ingénie à rompre avec tout ce qu’un tissu urbain peut générer en matière d’activités sociales. Tout y est compartimenté avec un soin qui témoigne d’une paranoïa bien militaire : une zone gouvernementale qui abrite les ministères, tous construits à l’identique, le palais présidentiel et le parlement ;  une zone résidentielle pour les fonctionnaires qui sont logés en fonction de leur rang dans des blocs dont la couleur du toit révèle le ministère dont ils dépendent ; enfin, l’inaccessible zone militaire bien isolée du reste qui comprend une base militaire, les logements des hauts gradés et des bunkers, ensembles reliés par des avenues à 8 voies qui permettraient de faire atterrir de petits avions en cas de besoin. Ce à quoi il faut, parait-il, ajouter l’invérifiable : armes de destruction massive, programme nucléaire...

Et le bon peuple dans tout ça ? Eh bien, on ne mélange pas les torchons et les serviettes ; il a aussi sa zone isolée des grands de ce monde : un assemblage de baraquements modestes à la limite du bidonville.

Pour l’habitué des villes de la région, le contraste est saisissant. Dans une métropole comme Bangkok le nec plus ultra de la modernité fait bon ménage avec le fouillis bien asiatique de la rue: échoppes, vendeurs ambulants, marchandages sans fin, rues grouillantes de vie, vacarme assourdissant à l’occasion des fêtes... Naypyidaw tranche par son vide.

On a longuement disserté sur un pourquoi qui relève pourtant de l’évidence.

Saw Maung, ex chef de la junte, avait défini une bonne fois pour toutes la relation entre le peuple Birman et ses forces armées chéries : « Il est dans la nature des choses que le peuple éprouve amour et respect pour le Tatmadaw (forces armées) ».

Fort bien, mais l’ennui est que les Birmans, ingrats incorrigibles, éprouvent le besoin de se soulever à intervalles réguliers.

Et puis, il y a ces vendus à l’étranger qui attisent les foules avec leurs mensonges. Tan Shwe, l’actuel patron de la junte, ne supporte pas qu’on prononce en sa présence le nom de Aung San Suu Kyi qui, par malheur, n’est autre que la fille de Aung San, père de l’indépendance : dans les cercles gouvernementaux on parle de « la femme ».

Yangon, ville coloniale abhorrée, est difficilement contrôlable, indics, délateurs, rien n’y fait. Il faut donc prendre le mal à la racine et Naypyidaw est une réponse des plus appropriées : Comment organiser une manifestation ? D’où pourrait-elle partir ? Où pourrait-elle se diriger ? sont des questions parfaitement surréalistes.

Un journaliste indien a très bien résumé la situation en écrivant : « l’endroit idéal pour se prémunir d’un changement de régime, un chef d’oeuvre de planification urbaine conçu pour empêcher une révolution potentielle, pas par les tanks et les canons à eau, mais par la géométrie et la cartographie ».

Un splendide isolement

Tel pays telle capitale ! C’est probablement ce que les généraux devaient avoir en tête en construisant leur capitale au milieu de nulle part. Pour un régime dont la doctrine officielle combine isolationnisme et xénophobie exacerbée, le choix est évidemment judicieux.

On a également évoqué la paranoïa de la junte qui vit dans la hantise d’une invasion américaine. Dans cette optique Naypyidaw est évidemment plus difficilement accessible que Yangon.

Plus convainquant, d’importantes minorités ethniques, souffres douleurs habituels du régime, vivent dans les environs et de la proximité à un contrôle renforcé, il n’y a qu’un pas.

En fait, la raison ultime semble résider dans un principe actif de la culture politique birmane que résume le terme « anade ». Ce joli concept peut se gloser comme « la volonté de ne pas importuner la direction avec des nouvelles négatives».

Comme illustration de ce « tout va très bien madame la marquise », l’attitude du gouvernement face au désastre provoqué en 2008 par le cyclone Nargis : 138.000 morts. Selon la rumeur publique, la lenteur des réactions gouvernementales s’explique par le fait que les dirigeants n’aiment pas entendre de mauvaises nouvelles ; vrai ou pas, cela n’en révèle pas moins la façon dont les Birmans voient leur gouvernement. La réaction tardive de la junte a d’ailleurs fait sursauter même les plus aguerris des observateurs de la Birmanie : un décompte précis du nombre de canards, poulets et buffles disparus dans la tourmente.

Occupé à des tâches grandioses, le dirigeant se tiendra donc à une distance respectable, propre et figurée, de son peuple qui n’a pas intérêt à l’importuner. Très exactement un pouvoir de droit divin revu et corrigé à la hausse par la junte.

Les savantes considérations politologiques sur un pays qui défraie périodiquement la chronique ne manquent pas. Elles s’emploient à faire des prédictions qui ne se réalisent au plus, pour être charitable, qu’une fois sur deux ; c’est dire si la Birmanie est imprévisible.

Il est par contre quelque chose de hautement prévisible, c’est la tyrannie dans son universalité. La preuve ? Une phrase de Brecht qui s’applique à merveille à la junte birmane: « Le tyran mécontent de son peuple a décidé d’en changer ».

Jean-Michel Filippi