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Minorités ethniques : le développement en question

A propos de “Development and dominion. Indigenous people of Cambodia, Vietnam and Laos”, sous la direction de Frédérique Bourdier, 2009.

Il a beaucoup été question ces dernières années des minorités ethniques de l’ex Indochine française en général et des hauts plateaux du Cambodge en particulier. En témoignent l’ouvrage paru en 2003 sous la direction de M. Guérin et A. Hardy « Des montagnards aux minorités ethniques », la thèse de M. Guérin sur le Mondulkiri « Paysans de la forêt à l’époque coloniale » en 2008 et le livre de F. Bourdier « Rattanakiri, the mountain of precious stones » dont la version française est parue en 2009.

Ce dernier ouvrage rassemble les contributions de 16 auteurs sur les problématiques engendrées par la notion de développement et les actions qu’elle a entraînées chez les minorités ethniques du Cambodge, Laos et Vietnam.

Les avatars du développement

La charpente théorique sur laquelle repose l’ouvrage est exprimée dans le chapitre introductif écrit par F. Bourdier : «Problèmes liés au développement et sociétés indigènes : perspectives conceptuelles et méthodologiques récentes ».

Le terme même de développement et les actions qu’il engendre sur le terrain semblent aller de soi et une remise en cause n’en viendrait que difficilement à l’idée. L’action des acteurs du développement, à savoir organisations internationales et diverses ONG, est généralement valuée de la façon la plus positive comme une amélioration générale du cadre de vie dans des domaines tels que la santé, l’hygiène, l’éducation, etc. En fait, le terme de « développement » semble subsumer tout le cheminement vers le progrès que le monde moderne propose d’offrir à ceux qui n’en ont, jusque là,  pas bénéficié.

Une remise en cause de cette notion ne va donc pas de soi, mais c’est pourtant ce que n’hésite pas à faire l’auteur qui exprime et démontre une thèse bien peu orthodoxe : « La plupart des acteurs du développement, quelles que soient leurs différences idéologiques et professionnelles, partent du principe qu’il serait erroné de laisser ces gens exercer un contrôle sur leur existences : ils ont besoin d’aide, de soutien et d’orientation ».

Par « ces gens », il faut entendre en général les bénéficiaires des actions de développement et, en particulier, les minorités ethniques de la province de Rattanakiri que l’auteur connaît bien ; c’est d’ailleurs de façon très empirique, à partir d’une prise en considération de la situation du Rattanakiri, que l’auteur propose d’analyser le développement.

L’auteur concède volontiers que le développement, dans ses aspects définitoires, n’est pas monolithique et que « les pratiques actuellement en oeuvre sont peut-être plus discrètes que les programmes antérieurs à large échelle menés de façon autoritaire à la fois par les dirigeants nationaux et les agences internationales ».

Changement et continuité

La notion de développement est tributaire de l’air du temps et « l’approche classique du haut vers le bas qui a dominé dans les années 70 a progressivement cédé la place à des initiatives partant de la base où les populations locales ont été encouragées à jouer un rôle clé pour améliorer leur niveau de vie ».

L’auteur se propose d’analyser les modalités de cette « démocratisation » du développement à travers ses thèmes emblématiques : la durabilité (sustainability), l’autonomie (Self - Governance), la responsabilisation (empowerment) et la participation. Il n’échappera à personne que la traduction française de ces nouveaux poncifs du politiquement correct passe mal.

La durabilité fait partie de ces notions qui semblent autant aller de soi qu’elles sont mal définies et l’auteur propose provisoirement d’y voir « une forme de développement qui permette aux générations présentes de satisfaire leur besoins sans compromettre la possibilité des générations futures d’en faire autant ». Nous voilà rassurés mais pour peu de temps car l’auteur émet presque simultanément un doute sur l’objet de la durabilité : « Qu’est-ce qui doit être amené à durer, la population ou le projet ? ».

Un exemple pris dans le quotidien des interactions minorités – développement permettra d’y voir clair. Pour remédier aux carences en matière de santé dans la province de Rattanakiri, il a été décidé d’enseigner à la population locale les principes de l’hygiène de base qui étaient censés faire défaut. L’ennui est que « le savoir et les traditions [des villageois] ont été complètement déstabilisés par ce processus. La plupart de leur croyances culturelles ont été considérées comme de vulgaires superstitions par les praticiens du développement ».

L’exemple est emblématique de l’intrusion sans concession d’un corps étranger et sans prise en considération du contexte culturel préexistant ; l’ouvrage fourmille évidemment d’exemples de ce type. Or, il se trouve que c’est précisément ce contexte culturel qui est le garant de la durabilité et l’auteur est parfaitement explicite : « Tant les Tampuan que les Kreung voulaient continuer à accomplir des sacrifices et à pratiquer les cérémonies religieuses pour apaiser les esprits de la forêt en qui ils voyaient la cause des maladies ».

Cela ne signifie en aucun cas l’exclusion a priori des catégories scientifiques occidentales mais que « la bonne santé ne peut pas uniquement dépendre du seul modèle occidental ».

Dans le bréviaire du développement politiquement correct, l’autonomie (Self – Governance) occupe une place de choix car il s’agit théoriquement de « minimiser contrôle et interférences externes ». L’auteur n’a aucune difficulté à montrer que si le thème occupe une position dominante dans les projets, il en va bien autrement dans la réalité. S’agissant de l’exercice du pouvoir, « le village était l’entité politique et sociale la plus importante au sein des communautés indigènes » et cette situation « continue d’exister dans des villages isolés du Laos et du Cambodge ». L’auteur a beau jeu de démontrer non seulement l’absence de contreparties substantielles à la notion d’autonomie mais aussi la substitution d’un mot à une autonomie villageoise, elle, bien réelle qu’on s’est acharné à liquider : « Comment des professionnels du développement peuvent-ils continuer à promouvoir l’idée d’autonomie... quand ils se sont rendus complices des tentatives de l’état et des agences bilatérales d’amoindrir la force et l’autonomie préexistantes du village comme entité cohérente ? ».

Cette déconstruction de la notion de développement que propose l’ouvrage est pleine de vie car à une approche théorique exigeante se mêlent les expériences vécues de chercheurs qui connaissent leurs terrains.

Le texte n’est d’ailleurs pas dépourvu d’humour et d’ironie comme le montre l’anecdote suivante : « Alors qu’il travaillait pour une ONG dans le Rattanakiri au début des années 90, un anthropologue s’est souvenu de la réponse des villageois quand il leur a demandé ce qu’ils voulaient pour améliorer leur santé. Les villageois ont répondu sans hésitation : davantage de buffles à offrir aux esprits ».

 Jean-Michel Filippi