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Anatomie d’une domination

Paysans de la forêt à l’époque coloniale.

La pacification des aborigènes des hautes terres du Cambodge ( 1863 - 1940)         Par Matthieu Guérin (2008)

L’ouvrage est une édition allégée de la thèse de doctorat de l’auteur qui se propose d’étudier le processus de pacification des populations du Nord Est du Cambodge ; « pacification » est ici entendu au sens large car, en sus des opérations militaires traditionnelles, il s’agit d’étudier « la mise en place d’un contrôle administratif moderne sur des populations jusqu’ici indépendantes ou, au moins, largement autonomes et ne disposant pas de structures politiques de type étatique… ». Les deux parties du livre rendent compte de l’approche duale de l’auteur; une première échelle, centrée sur un groupe de villages Mnong Biat, Bu La – Bu Gler sur l’actuel plateau du Mondulkiri, permet d’analyser « le contact entre paysans de la forêt et l’extérieur selon le point de vue des habitants » alors que la seconde échelle, le Nord – Est du Cambodge, permet de construire une stratégie interprétative en faisant intervenir l’action des délégués du pouvoir central, tant français que cambodgiens.

Les premières tentatives de soumission

Après l’instauration du protectorat français (1863), le problème du statut des territoires du Nord – Est va se poser. On peut distinguer deux cas de figure : d’une part des communautés préalablement soumises à l’administration cambodgienne et qui lui versent tribut et, d’autre part, des villages quasiment indépendants avec lesquels l’administration française trouve plus expédient de traiter directement ; résident de Sambor en 1891, Adhémard Leclère  résume ainsi la situation : « Les Peunongs de Poulo Pouklia ne payent aucun impôt au roi du Cambodge, n’acquittent aucune redevance, ne rendent aucun hommage et ne reconnaissent point l’autorité des mandarins cambodgiens. J’ajouterai que ces derniers les reconnaissent pour indépendants et ne leur donnent aucun ordre. » Dans une première période, à partir de 1891, la mission Pavie et notamment le capitaine Cupet obtient aisément des soumissions plus rhétoriques que réelles à la France en tranchant en faveur des Phnong dans des conflits qui les opposent à l’administration cambodgienne. En l’espace de deux décennies, les Phnongs vont voir leur liberté progressivement grignotée avec une augmentation de la population khmère dans la région, un système de taxation abusif et une interprétation très différente des termes de la soumission àla France ; en gros, les Phnong considèrent initialement cette soumission comme la garantie du maintien de leur mode de vie alors que  pour les Français, il s’agit du premier pas d’une implantation durable dans la région. L’auteur nous trace un portrait remarquable d’un des personnages clé de cette implantation : Henri Maître ; auteur du Chef d’œuvre « Les jungles Moï » qui reste aujourd’hui encore un texte de référence, Maître est un fin connaisseur des langues et des cultures de la région : « Henri Maître se veut le modèle du bon administrateur. Il refuse que son escorte maltraite les autochtones… toutefois, le Français se considère comme chez lui. Sa mission de reconnaissance et de soumission des villages pour la gloire de l’Indochine française lui apparaît légitime… Lorsqu’il obtient ce qu’il veut par la négociation, il n’y a pas de problèmes, mais si celle-ci échoue, il n’hésite pas à utiliser la manière forte.»

La révolte

Tout commence en 1912 alors que des miliciens viennent réquisitionner des éléphants dans le village de Bu Rlam dont Pa Trang Loeung est le chef (Koragn). Le viol de la belle fille du Koragn Pa Trang Loeung entraîne l’exécution des miliciens. La révolte va très vite s’étendre ; la personnalité est les actions du Koragn Pa Trang Loeung sont excellemment analysées par l’auteur ; joignant au dépouillement des archives des témoignages contemporains, il montre comment le mythe de ce chef charismatique est né, a perduré et a été le fondement d’une unité indispensable au soulèvement. En août 1914, l’assassinat de Henri Maître dans le village de Mera, suivi du massacre du poste de Mera consacre une rupture définitive avec la royauté khmère et avec la France ; désormais, « la pénétration franco-cambodgienne est arrêtée, les représentants de l’administration française ou cambodgienne présents dans les collines ont été éliminés ».

 Ce n’est  que dans les années Trente que les autorités coloniales retourneront dans les hautes terres. Les populations locales verront alors la construction de routes et de postes comme une atteinte à leur indépendance et tenteront de réactiver les alliances entre les villages. Entre 1931 et 1935, les attaques des Phnong reprennent mais se heurtent cette fois à une administration déterminée à exercer une répression efficace : bombardement de villages et destruction de réserves de nourriture provoquent des redditions en chaîne ; la date à la fois symbolique et réelle de la fin de l’insurrection est la mort de Pa Trang Loeung « Koragn aux pouvoirs magiques » tombé sous les coups des Français le 22 mai 1935.

Pacification et mission civilisatrice

M. Guérin, en décrivant de façon très détaillée les instruments de pacification ainsi que leur évolution, ne se limite pas au seul point de vue exogène que permet le dépouillement des archives, mais a également réalisé entre 1999 et 2001 une série d’entretiens auprès d’informateurs phnong. Une entreprise de pacification suppose un renforcement des structures administratives locales, de l’économie, de l’éducation et de la santé mais repose en définitive sur la façon dont l’action colonisatrice va percevoir le colonisé. Un passage passionnant de l’ouvrage intitulé « civiliser les sauvages » examine les représentations des habitants des hautes terres. Le corollaire de la mission civilisatrice est bien entendu la conviction que la sauvagerie lui préexiste : « l’insistance des Français à présenter les habitants des hautes terres comme des sauvages s’explique parfaitement dans le cadre d’une action coloniale justifiée par une mission civilisatrice ». Cette mission sera dès le 19ème siècle celle de l’église catholique, cependant l’hostilité de la IIIe république au cléricalisme en fera une des préoccupations de la république. L’auteur analyse minutieusement les écrits divers qui légitiment « la mission civilisatrice » et montre, à travers des entretiens que « les habitants des hautes terres eux-mêmes ont pu devenir sensibles à cette rhétorique ». Rare ombre au tableau, Adhémard Leclère qui écrit en 1898 : « je me demande, si, quand nous aurons civilisé tout ce pays, occidentalisé ces calmes et douces populations, vêtus ces hommes nus, nous leur aurons apporté le bonheur… ». A titre d’exemple, nous sélectionnerons dans ce travail très riche deux aspects de « la mission civilisatrice ». En premier lieu, s’est posée la question de l’esclavage qui n’a été définitivement aboli par la France qu’en 1848. En Indochine, les Français vont se présenter comme les champions de la lutte abolitionniste et ce sera un des motifs de conflit avec l’administration du roi Norodom. L’esclavage au Cambodge, comme l’auteur le démontre, est un phénomène complexe et son abolition pose, entre autre, le problème de l’indemnisation des maîtres : « les Français parviennent ainsi à justifier leur impérialisme et l’installation de leur domination par la volonté, souvent authentique, de sauver les populations. Ils tendent alors à instrumentaliser l’esclavage pour promouvoir leur action au titre de la mission civilisatrice, ce qui les amène à appliquer le qualificatif « d’esclaves » à un maximum de personnes… Il [l’esclavage] persiste en grande partie parce qu’il est totalement intégré au droit coutumier des populations ».

Un deuxième point concerne la pratique de la culture sur brûlis (essartage) que pratiquent les populations du Nord – Est depuis la nuit des temps. Les arguments de l’époque ressemblent étrangement à ceux que l’on nous ressert aujourd’hui : « la plupart des Français reprochent à l’essartage de détruire la forêt, d’être responsable du nomadisme des aborigènes et enfin de fournir des récoltes insuffisantes pour nourrir les essarteurs ». L’auteur s’inscrit en faux contre ces affirmations en démontrant, chiffres à l’appui, que « les rendements des essarts peuvent être supérieurs à ceux des rizières irriguées » et que « les essarts n’attaquent qu’exceptionnellement la forêt épaisse ». Cette façon de considérer l’essartage n’est pas nouvelle, mais les travaux de l’auteur, qui rejoignent sur ce point ceux de Matras – Troubetskoy, Bourdier et Fox, ont le mérite d’intégrer la défense et l’illustration de cette pratique agricole dans une optique véritablement historique.

Les minorités ethniques ont fini par devenir à la mode une fois leur mort inéluctable annoncée. L’ouvrage de M. Guérin se veut historique et n’est pas, au moins en apparence, un plaidoyer  en faveur des ethnies minoritaires et de leur mode de vie ; cependant, il ressort de la lecture du texte le sentiment du gâchis irrémédiable d’une pluralité sociale et culturelle que notre discours moderne prétend pourtant porter aux nues.

Jean-Michel Filippi