Paysage littéraire ou littérature du paysage: Une vision de la nature dans l’espace littéraire khmer
Le terme même de nature est malaisé à définir et nous ne nous y hasarderons pas. Sans prétendre énoncer de grandes vérités, on peut supposer qu’un espace social particulier, autrement dit une culture, se doit de générer une vision de ce qui lui est supposé antérieur ou sur lequel il n’exerce pas de prise ; en bref ce qu’on résume par le terme de nature.
La littérature, tout comme évidemment la peinture, est un domaine privilégié pour aborder visions et traitements particuliers, « nationaux » pourrait-on dire, de cette inconnue que reste la nature.
L’énigme du naturel
A l’instar de toutes les traditions culturelles, la pensée occidentale forme et déforme à la fois. Ce n’est peut-être plus énoncer des banalités que de mettre en garde contre les dangers que recèle une vision de l’univers que ne tempèrerait aucune forme de relativisme. Ainsi, quand on évoque à satiété le thème de « la pensée unique », on en reste à des considérations politiques de surface, somme toute, assez simplistes. Par contre, on aurait facilement le vertige en songeant que le moindre concept qui nous semble pourtant tellement aller de soi n’est en fait qu’une vue de l’esprit parmi tant d’autres ; à cet égard, le thème de la nature offre un exemple privilégié entre tous. Si on ne peut pas penser en excluant a priori nos catégories, les relativiser sera un exercice des plus salutaires. La recette en est aussi simple à énoncer que malaisée à mettre en oeuvre : la traduction. On vit avec l’illusion que l’on traduit des mots, ce qui pourra par exemple se gloser par une formule du type : « comment dit-on nature en khmer ? ». Il n’est pas la peine d’être grand ponte pour voir que la dite traduction n’aura aucun sens, tout au plus une signification momentanée.
La raison en est évidente car le terme le plus quotidiennement employé est un produit de l’histoire d’une civilisation particulière. Ainsi le terme « nature » va être doté, dans l’univers occidental, d’un sens senti comme premier et lié au monde végétal et d’un sens bien particulier issu d’un transfert des propriétés du monde végétal à d’autres domaines : un phénomène naturel, un comportement naturel, etc. poseront des problèmes sérieux de traduction en khmer. La raison en est bien simple car le monde khmer n’a jamais eu la moindre velléité de construire une idéologie du « naturel » à partir du végétal ou d’un donné géographique et de l’étendre à des domaines autres.
Un sens khmer du « naturel » se gloserait donc comme « entités du monde animal ou végétal, configurations géographiques, etc. extérieures à l’homme et à son action » et cette dernière précision est essentielle. Qu’est-ce que cela implique ? Eh bien, par exemple, que les notions de paysage et d’environnement reposent sur une conception radiclement différente de celle qu’induit le monde occidental, pour ne pas dire antithétique. Même si ce n’est pas ici exactement dans notre propos, on peut douter en Asie de la pertinence culturelle d’un thème comme « la protection de l’environnement ».
L’intrusion du paysage
Cette relativité des conceptions paraîtra bien abstraite, même si elle ne l’est en fait aucunement. C’est un problème terriblement concret dont on peut prendre la mesure en ouvrant un simple petit livre, en l’occurrence, « Le destin de mademoiselle Nakry ». L’ouvrage est réputé simple et recommandé à tout un chacun désireux de s’attaquer à un premier texte en khmer. Cette simplicité est en fait trompeuse et le texte est des plus déroutants précisément par l’approche qu’il offre du paysage.
Il s’agit d’un roman, comme le précise une célèbre introduction à la littérature khmère, et notre lecteur occidental peut donc légitimement être en droit d’espérer un récit digne de ce qu’il avait jusqu’alors entendu par roman. Ce ne sera pas le cas même si les choses étaient pourtant bien parties : quelques bombes lâchées sur Phnom Penh en 1945, des destructions et des morts... jusqu’au départ d’une famille pour Kean Svay en charrette à boeufs. Si les actions qui ont pour cadre Phnom Penh sont d’une facture romanesque tout à fait occidentale, dès que l’on quitte la ville, la nature cambodgienne reprend ses droits. Ce ne seront alors plus que de longues pages de description du paysage qui borde la route sans rien oublier de la diversité végétale et avec le recours aux termes les plus poétiques pour décrire, par exemple, le balancement langoureux des branches des palmiers.
Au fond, qu’est-ce qui déroute notre lecteur occidental dans l’emploi de ce type de procédés ? Superficiellement, une description de la nature qui n’en fini pas, qui le rend groggy au bout de quelques pages et qui lui procure le sentiment qu’il ne se passe rien là où il était en droit de s’attendre à de l’action ; voir les choses ainsi serait prendre l’effet pour la cause. L’analyse de ce « malaise » nous entraîne beaucoup plus loin dans la vision occidentale du paysage à laquelle nous avons été formés et qui revendique ses droits en privant de légitimité profonde des conceptions paysagistes autres, aussi diverses que celles qu’ont généré peinture et littérature khmères et chinoises.
L’occident voit le paysage sur le mode de l’anticipation en ce que la réalité dépend sans ambiguïté de sa figuration ; l’éthique occidentale pose ainsi la nature comme postérieure à sa description littéraire ou picturale. En amont de l’explosion paysagiste, tant littéraire que picturale, du 19ème siècle européen se profile une longue période d’appropriation, pour ne pas dire de domestication, de la nature.
Inversons le rapport et nous nous rapprocherons d’une conception khmère du paysage. Dans le roman mentionné, le paysage existe en quelque sorte à l’état pur et nous oublions volontiers qu’au fond il reste parfaitement tributaire des artéfacts descriptifs de la littérature. Le débat est vieux comme le monde et tout un chacun s’entendront sur le fait que ce n’est pas le paysage qu’on analyse, mais la façon dont la peinture et l’écriture nous rendent le paysage. Ce dernier fait bien établi ne doit pas nous faire oublier une autre ligne de démarcation beaucoup moins banale et qui dépend aussi, en dernier ressort, d’artéfacts littéraires : la rapport entre l’humain et le naturel. Le roman qui nous a servi d’exemple propose un traitement du paysage sur le mode d’une autonomie sans ambiguïté du phénomène naturel. On exagèrerait à peine en voyant dans le paysage du roman non pas un cadre naturel de l’action (fort restreinte par ailleurs) ni une traduction en termes de nature de l’état d’esprit des personnages, mais bien un acteur à part entière.
Choisi pour illustrer l’aspect autonome et flottant du paysage tel qu’habituellement représenté dans la littérature khmère, ce roman n’est en aucun cas isolé ; comme nous allons le voir, il ne s’agit que d’un exemple d’une tradition bien établie qui trouve son origine dans la littérature classique du Cambodge.
Une littérature écologique ?
Pour illustrer le rapport de l’homme à la nature dans la littérature khmère, nous avons sélectionné deux textes bien connus pour faire la part belle à la nature: le Bhogakulakumar et le Tum Teav.
Le Bhogakulakumar est l’oeuvre du poète Nong et a été probablement rédigé entre la fin du 18ème et le début du 19ème siècle. Il s’agit d’un texte versifié par lequel le bouddha, pour illustrer son enseignement de la loi, narre une de ses existences antérieures. Le héros de l’ouvrage, dénommé Bhogakulakumar, séparé de sa princesse, va traverser une série d’épreuves pour la retrouver ; il en ressortira vainqueur et uni à sa bien aimée.
Une partie importante du texte consiste en une traversée de la forêt et de la mer. Cette traversée résulte en une description qui est en fait une énumération des centaines d’espèces animales et végétales que le héros va voir : « Tous les arbres multicolores poussaient en diverses lignes, portaient des fleurs et des fruits en abondance aux couleurs vives et éclatantes dans la forêt lointaine » et le narrateur de citer une par une et dans le désordre toutes les espèces de fruits et d’arbres. La traversée de la mer donne également lieu à une description de la faune et de la flore du milieu marin.
Le désordre apparent de la description recèle en réalité un ordre profond et naturel qu’a bien décrit Keng Vansak dans un texte célèbre de 1966 : « Nos poèmes décrivent la forêt comme un entassement incroyable d’arbres, de plantes, de lianes, d’animaux, d’oiseaux, de fleurs, sans aucun ordre ni aucun effort de classification... Mais ici le désordre traduit un ordre naturel et réel. Il faut avoir vu une forêt tropicale pour se rendre compte de l’exactitude poétique dans la représentation imagée d’une forêt à la manière des poètes khmers ». Le rôle assigné à la poésie de représentation littérale de la nature, « aucun effort de classification », en dit long sur la vision khmère d’une nature antérieure à la perception humaine.
La nature constitue ici l’étalon à partir duquel le héros va représenter ses propres sentiments : le paysage n’est pas ici un état d’âme mais offre précisément une traduction des états d’âme du héros ; en bref, une philosophie de la nature libérée du carcan de l’interprétation humaine. Le texte recèle d’exemples où l’harmonie naturelle s’oppose à la situation du héros : « Le Boodhisatta vit ces innombrables animaux. Sa poitrine fut oppressée, trembla de plus en plus, et il pensa à son excellente épouse : Ô ma cadette, mon joyau ! Tous les animaux rassemblés par paires se disputent pour manger. Ils se tiennent par couples, un mâle à côté d’une femelle ».
Le texte donne le sentiment de ne pas vouloir intervenir dans le processus naturel qu’il s’agit de décrire avec le plus grand détachement possible et d’imiter.
Citer la littérature khmère classique suppose bien sûr la prise en compte du Tum Teav qui en est probablement l’oeuvre la plus connue et dont n’importe quel étudiant peut réciter au moins quelques strophes.
Le roman versifié raconte les amours contrariés et finalement tragiques de Dav et de Ek, souvent qualifiés de « Roméo et Juliette khmers ».
Le texte est construit sur l’alternance, bien connue dans la littérature classique khmère, de deux procédés rythmiques : le vers de 4 syllabes et le vers de 7 syllabes.
L’intérêt réside dans la distribution de ces deux schémas rythmiques en fonction des thèmes abordés. Par exemple, le vers de 7 syllabes est employé dans la strophe 191 : « Chef, je vous prie de débarquer un instant et de l’autoriser à se promener au marché pour regarder des richesses afin qu’il soit heureux et qu’il cesse de penser à son épouse » ainsi que dans les strophes suivantes qui décrivent les produits disponibles sur les étals ainsi que l’activité commerciale proprement dite : « Ils marchèrent ensemble vers le nord, montèrent à Peam Phlom et virent une foule compacte de marchands qui vendaient, troquaient et achetaient des objets de valeur ».
Le vers de 4 syllabes est, quant à lui, souvent employé dans les strophes où Ek évoque sa bien aimée que lui remémore le cadre naturel dans lequel il se trouve : « O mon âme ! Ces criques cachent tout, je ne te vois plus. Si je pouvais avoir ton magnifique corps pour regarder avec moi les poissons qui nagent le long des îles ».
A une dualité de contenu correspond donc une dualité de forme : domaine de la vie sociale – vers de 7 syllabes auquel s’oppose règne de la nature – vers de 4 syllabes.
L’opposition social / naturel atteint ici sa pleine expression, ce qui est, en d’autres termes, une façon de poser l’autonomie, voir l’irréductibilité, des processus naturels.
Au delà des textes
La production littéraire n’existe pas dans une cloche mais nous révèle bel et bien quelque chose d’une culture et d’une société particulière, même si ce n’est ni intentionnel, ni didactique et, bien souvent, détourné.
En l’occurrence, ce que les textes que nous avons pris comme exemples mettent en valeur, c’est une très large autonomie, voir une indépendance des processus naturels. Le paysage littéraire jouit ainsi d’une liberté qui exclue toute entrave sociale et la nature semble n’obéir qu’à ses lois propres.
Cette disjonction entre nature et social peut faire l’objet d’une double analyse. Il y a d’une part un constat de virginité de la nature qui s’impose en ce que la sphère naturelle n’est initialement pas polluée par le social. Il importe de mentionner que ce versant de la dissociation est valué positivement ; on rejoint partiellement dans cet ordre d’idées la philosophie taoïste qui va beaucoup plus loin que le bouddhisme en prônant une relation purement antithétique entre société et nature. Les thèmes de la pureté de la nature, d’un monde non encore souillé et autres poncifs sont légion dans la littérature khmère.
Une deuxième façon d’envisager cette dissociation serait beaucoup moins charitable pour une approche bouddhiste. Le fait de ne pas toucher à la nature, de refuser de la transformer ou de laisser homme agir sur elle par son travail équivaut à renoncer à l’expliquer. Contrairement à l’hindouisme qui a généré des recherches brillantes dans le domaine des sciences de la nature, le bouddhisme, en particulier l’école Hinayana, ne semble pas avoir dépassé, en ce domaine, une attitude contemplative qu’a par exemple révélé le traitement de la faune et de la flore dans le texte cité plus haut. A ce titre l’idéalisation peut être une parfaite illustration d’un refus de compréhension et d’analyse.
Jean-Michel Filippi