Récréations épigraphiques (2 2). Un western épigraphique : le cas du Ramkhamhaeng
Nous avions évoqué dans le texte précédent l’histoire de l’écriture en Asie du Sud Est ainsi que la naissance et le développement des techniques épigraphiques qui ont permis et de déchiffrer et de replacer les inscriptions dans leurs contextes sociaux et historiques.
[caption id="attachment_1068" align="img-center" width="219"] Le Ramkhamhaeng[/caption]
Les acquis historiques à peu près incontestables sont une chose, mais on risquerait fort d’être incomplet en ne mentionnant pas le rôle politique que les inscriptions allaient quelquefois être amenées à jouer. Le contenu originel de l’inscription (circonstances de l’établissement d’un temple, donations, etc.) est une chose, son utilisation politique par les états nationaux des siècles ultérieurs en est une autre. Le principe est vieux comme le monde et se ramène à une formulation plutôt vulgaire : « j’étais là avant toi ». Pour ces fins, il n’y a pas de meilleure chose que la pérennité des stèles dont les pouvoirs politiques de la péninsule ont su user et abuser.
Une découverte opportune
En 1834, un moine bouddhiste dénommé Mongkut découvre une stèle datée de l’année 1292. Ecrite en caractères quasiment identiques à ceux du thaï moderne, elle est immédiatement considérée comme le premier texte écrit en thaï et pas par n’importe qui : le roi Ramkhamhaeng qui devient de facto l’inventeur de l’écriture thaï et dont la stèle portera désormais le nom. Jusqu’alors, ce souverain était considéré comme légendaire et même aujourd’hui on n’arrive pas à s’entendre sur les dates de sa naissance et de sa mort : 1279 – 1298 ou 1239 ?- 1298 ou encore 1239 -1317… On ne va pas chipoter sur des détails insignifiants et, après tout, une bonne vieille tradition ne nous a-t-elle pas enseigné que pour transformer quelqu’un en saint, il vaut mieux attendre qu’il soit mort ou mieux qu’il n’ait jamais existé…C’est comme cela qu’on évite les déconvenues. L’histoire de Mongkut ne s’arrête pas là et devenu Rama IV, il va régner en monarque éclairé sur le Siam de 1851 à 1868. C’est évidemment sous son règne que sa découverte, le Ramkhamhaeng, devient un élément majeur du patrimoine national thaï. Cette stèle pose un défi de taille à l’histoire de l’écriture en ce que cette discipline s’attache à reconstruire, souvent au terme d’un travail de fourmi, les conditions d’évolution des systèmes, les influences, les emprunts…Le Ramkhamhaeng, quant à lui, constitue le cas unique d’un système d’écriture remarquablement élaboré qui est pourtant littéralement sorti du néant : rien avant, rien après.
Les ennuis commencent
En 1986, un critique thaï d’art, Piriya Krairiksh, suggère que la stèle, selon lui gravée par Mongkut – Rama IV, ne remonte qu’au 19ème siècle. Michael Vickery, dont la miséricorde n’est pas la qualité première, lui emboîte le pas en 1987 à la conférence des études thaïes à Canberra, récidive dans un article pour une conférence à Washington en 1989 et finit, en 1991, par rédiger une synthèse qui sera publiée en 1995 dans The Journal of the Siam Society. Son argumentation, basée sur une analyse fine et profonde de la langue, du système d’écriture et du cadre apparaît sans appel : le contexte de cette inscription n’est pas le Sukhotai du 13ème siècle et la question de savoir si cette écriture a pu être l’œuvre d’un monarque génial n’a aucun sens : «Ainsi je ne me livrerai à aucune tentative pour contrer des arguments du type : pourquoi un grand génie comme Ramkhamhaeng n’aurait-il pas pu fabriquer à partir de rien ce système d’écriture ? Nous ne pouvons ni affirmer scientifiquement ni prouver que le grand génie n’a pas pu faire cela ; par contre, la connaissance que nous avons du développement de phénomènes culturels comme l’écriture nous suggère que si ce n’est pas impossible dans l’absolu, cela n’en demeure pas moins hautement improbable. ».
Jusque là, la polémique reste confinée à des débats académiques feutrés que résume le titre de l’ouvrage de John Chamberlain : « The Ramkhamhaeng controversy » paru en 1991. Si les débats scientifiques de ce type permettent d’exprimer des réserves, ils ne déboucheront qu’exceptionnellement sur des remises en cause majeures. Imaginez la perte de face : il faudrait réécrire les parties des ouvrages d’histoire où il est question du Ramkhamhaeng, supprimer dans tous les ouvrages d’apprentissage du thaï la sempiternelle mention selon laquelle « l’écriture thaïe moderne remonte à 1292 et est l’œuvre du roi… », sans compter les histoires de l’écriture dont les très classiques ouvrages de Février et de Gelb et, cerise sur le gâteau, dénoncer la supercherie dont Rama IV, monarque vénéré, serait à l’origine. En tout état de cause, il est des statues très difficile à déboulonner à moins d’une révolution et d’un recadrage radical subséquent. Un universitaire américain proposait très pédagogiquement à ses compatriotes un équivalent qui témoigne de l’importance de la stèle : « Imaginez que demain, on nous raconte que notre constitution est un faux… ». Les choses ne vont pourtant pas en rester là.
L’inscription au patrimoine mondial
En 2003, le Ramkhamhaeng fait partie du patrimoine documentaire soumis parla Thaïlande et recommandé à l'inscription au registre mémoire du monde. L’inscription au patrimoine mondial de l’humanité est une procédure complexe : saisi par le gouvernement thaï, le centre du patrimoine mondial de l’UNESCO transmet la demande au comité du patrimoine mondial qui est une institution inter étatique. L’inscription sur la liste du patrimoine mondial va avoir pour conséquence une polarisation extrême du débat ainsi que sa sortie du cadre académique. A la base, une dissociation profonde entre la décision purement politique du gouvernement thaï et la volonté de nombreux universitaires de ne pas faire l’impasse sur le débat concernant l’authenticité du Ramkhamhaeng.
Les anges et les démons
Cette qualification des partisans et des adversaires de l’authenticité du Ramkhamhaeng nous provient de William Gedney, éminent linguistique, spécialiste reconnu des langues thaïes et partisan de l’authenticité du Ramkhamhaeng. Ce personnage habituellement d’un calme à toute épreuve, comme l’auteur de ces lignes peut en témoigner, a perdu son sang froid en traitant ses adversaires de « sensationnalistes frimeurs et superficiels » et ces derniers, dans la même veine, l’ont qualifié de « balanceur de vannes à bon marché » ; une chose est désormais certaine : le débat est sorti du cadre académique. Il vaut pourtant la peine de considérer la discussion de plus près car on en apprendra beaucoup sur la maturité d’une intelligentsia thaïe. L’affaire de Preah Vihear nous a révélé une Thaïlande aux tentations xénophobes; rien de tel ici car la ligne essentielle de partage est entre thaïs et révèle un malaise très profond que nous résumerons ainsi : l’authenticité du Ramkhamhaeng n’est pas l’essentiel, par contre, ce qui choque est le refus délibéré de tenir compte de la recherche en tranchant politiquement sur un cas douteux, comme cela a été le cas lors de l’inscription de la stèle au patrimoine mondial. Cela se comprend très bien car l’intellectuel thaï est alors atteint dans ses prérogatives les plus élémentaires ; c’est par exemple le cas lorsque le politicien Boworsak Uwanno accuse les universitaires thaïs qui se sont permis d’émettre des doutes sur la vénérable stèle de « détruire l’unité nationale ».
Nous laisserons le mot de la fin à une universitaire thaïe, madame Mukhom Wongtes, qui est l’auteur d’un excellent ouvrage : « Enquête sur la controverse du Ramkhamhaeng dans la société thaïe ». L’auteur ne tranche pas sur la nature ou l’authenticité du Ramkhamhaeng, mais propose une lecture de la société thaïe à travers le prisme de cette controverse : « Nous voilà dans cette société lamentable, profondément prétentieuse et saturée jusqu’au délire par l’hallucination que nous procure un orgueil national surfait. La véritable menace d’un effondrement national ne provient pas des recherches savantes sur un document historique, mais d’une culture politique décadente et de la mentalité retardataire de l’autorité bureaucratique en charge de la culture thaïe officielle. ».
Jean-Michel Filippi