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Les nouvelles voies de la recherche au Cambodge

Même si l’on parle peu de la recherche universitaire cambodgienne, elle n’en existe pas moins. La preuve : un petit article paru dans le Phnom Penh Post il y a un peu moins d'un an nous avait annoncé le lancement par l’Académie Royale du Cambodge (ARC) d’un ambitieux programme de recherche sur les origines de l’ethnie Thaï. C'est avec impatience que nous attendons les résultats.

Sur la piste des Thaïs

Le Cambodge ne cessera de nous surprendre. Sans crier gare, voilà qu’un groupe de chercheurs de l’Académie Royale a décidé de résoudre la question délicate de l’origine des Thaïs.

Le projet sera dirigé par le secrétaire général de l’Académie, Sum Chhum Bun, qui supervisera le travail de 5 chercheurs. Le travail de recherche devrait débuter immédiatement après le nouvel an khmer dans la région de Xishuangbanna dans le sud du Yunnan ainsi que sur le territoire de l’actuelle Thaïlande.

D’après le secrétaire général de l’académie, il s’agit de retracer le parcours des Thaïs vers le sud et surtout leur installation sur le territoire actuel de la Thaïlande. C’est effectivement sur ce territoire qu’est né au 13ème siècle un état thaï avec Sukhothaï comme capitale. C’est précisément cet état thaï qui devait très vite devenir une source de problèmes pour l’empire khmer ; la mise en place de cet état devait « déranger, menacer et affaiblir » l’empire khmer a ainsi déclaré Sum Chhum Bun.

Le secrétaire général de l’académie a pris un soin extrême d’insister sur le fait qu’il ne s’agit pas de dénigrer l’ethnie thaïe, mais bien plutôt de « exhumer la vérité » pour les générations futures du Cambodge.

Au terme de ce travail de recherche, d’une durée variant entre six mois et un an, les Cambodgiens disposeront d’un livre et d’un film qui exposeront les résultats obtenus par l’équipe des chercheurs.

Les portes ouvertes

En gros, il s’agit de savoir d’où viennent les Thaïs et comment ils ont fini par arriver sur les territoires qu’ils occupent actuellement. Les Cambodgiens peuvent donc dormir tranquilles car, sous peu, la vérité leur sera doctement expliquée.

Il pourra sembler bizarre à certains esprits que le but d’un travail de recherche consiste à « exhumer la vérité » : serait-elle donc connue avant que la recherche ne soit terminée ? La précision concernant les délais d’exécution de la recherche (de six mois à un an) ainsi que les modalités de présentation des résultats font sourire et on ne peut s’empêcher de songer au remplissage quasi mécanique d’un contrat commercial.

Une autre lecture, cette fois plus interprétative, de ce petit article est possible, sinon nécessaire. En fait, la tâche du rédacteur du texte aurait été de porter un regard critique sur des affirmations qui, comme nous allons le voir, sont pour le moins curieuses.

Tout d’abord, il ne semble pas que l’équipe du secrétaire général de l’académie se soit préalablement distinguée dans le domaine thaï par des connaissances ou des publications académiques reconnues, que ce soit en matière d’anthropologie, de linguistique ou d’histoire. Mais on ne va pas chipoter pour si peu et les néophytes nous ont déjà habitués à bien des surprises.

D’un point de vue académique, les études thaïes ont plus d’une centaine d’années et regroupent dans les domaines les plus divers des sciences sociales de nombreux chercheurs dignes de ce nom. Cela ne veut pas dire des pourvoyeurs de vérités, car la recherche est par définition pleine d’embûches et mène à des données souvent contradictoires entre lesquelles il est malaisé de trancher. Par exemple, sur un point aussi fondamental que l’origine linguistique des Thaïs, on postulait, il n’y a pas si longtemps, un groupe sino-tibétain qui englobait les langues thaïes ; depuis les années 40 du 20ème siècle, la communauté des chercheurs a commencé à admettre l’existence d’un groupe linguistique indépendant qualifié désormais de « Tai-Kadai ».

Cela ne signifie pas que « La Vérité » a été faite sur ces questions, mais que linguistes, historiens et anthropologues ont fini par s’entendre 1. sur l’origine ethnolinguistique commune des groupes très divers que sont les Taïs blancs, Taïs noirs, Lao, Shan, Thaïs, etc. et 2. sur un lieu possible de leur provenance qui se situerait, avec des réserves importantes, dans le sud de la Chine.

Que des groupes thaïs aient effectué une marche vers le sud ne fait en tout cas aucun doute ; les langues thaïes les plus archaïques, parlées par des populations non hindouisées, se trouvent précisément dans le centre nord du Yunnan.

La prise en compte de ce dernier fait devrait permettre à nos chercheurs d’économiser le prix d’un séjour en Chine et surtout d’éviter d’enfoncer des portes ouvertes. Il leur suffira de consulter n’importe quel manuel de linguistique comparative des langues thaïes pour voir leur vues pleinement confirmées et s’éviter ainsi les désagréments de la recherche de terrain.

L’antériorité de la présence sur un territoire

Cette proposition de recherche ne vise en fait qu’à clamer haut et fort le bien connu « j’étais là avant toi ». L’article n’en fait aucunement mystère et notre chercheur en chef de déclarer dans un charabia qui n’a plus grand chose à voir avec la recherche scientifique : « Dès que nous connaîtrons clairement leurs origines [des Thaïs], nous prendrons des mesures pour protéger l’origine des Khmers, notre territoire présent et futur ».

Même si le passage ci-dessus ne veut pas dire grand chose, nous voilà fixés: ce territoire est notre lieu d’origine et ceux qui nous le disputent n’y ont aucun droit car ils sont arrivés après nous.

On connaissait déjà la version thaïlandaise du refrain ; dans les années 80, la bureaucratie culturelle de l’étonnante (amazing) Thaïlande était allé jusqu’à faire disparaître les 500 exemplaires d’un livre consacré à une langue Mône et qui osait prétendre que la Thaïlande centrale du 7ème au 9ème siècle n’était peut-être pas peuplée de Thaïs.

L’affirmation de primautés de ce genre illustrent immaturité et indigence intellectuelles qui trouvent elles-mêmes leurs sources dans un complexe profond auquel il n’est même pas indispensable d’adjoindre les qualificatifs de supériorité ou d’infériorité.

On ne peut en tout cas que regretter que les chercheurs Cambodgiens se laissent aller à ce type de comportements alors qu’ils avaient jusqu’à présent fait preuve d’une retenue remarquable.

Jean-Michel Filippi