Récréations épigraphiques (1/1). Les écritures en Asie du Sud Est : mode d’emplois
Une petite promenade dans le musée national vous fera découvrir la section des inscriptions pré angkoriennes ; la période pré angkorienne s’étendant du 1er au 9ème siècle de notre ère. Inaugurée en octobre 2008, cette section a été conçue à l’initiative de M. Bertrand Porte avec le programme « Corpus des instructions khmères » et la direction du musée de Phnom Penh et a été financée par Madame Beatrix Latham et l’Ecole Française d’Extrême Orient (EFEO). Une présentation élégante, concise et d’une excellente pédagogie nous retrace le cadre de l’élaboration de ces stèles ainsi que leur contenu. Cette section sera pour nous prétexte à évoquer, dans deux articles, les enjeux de l’écriture en Asie du Sud Est péninsulaire.
L’Inde extérieure
Dès le premier siècle de l’ère chrétienne, l’Asie du Sud Est péninsulaire et insulaire est devenue le cadre d’un gigantesque mouvement d’hindouisation qui va se traduire par l’implantation des religions bouddhiste et hindouiste et d’une conception nouvelle de l’Etat ainsi que par l’introduction de l’écriture. L’origine de ce mouvement est obscur : ouverture de routes maritimes nouvelles, nécessité de s’approvisionner en or…Les opinions des spécialistes concernés divergent, néanmoins le Funan, premier royaume hindouisé de la région verra le jour dans le courant du 1er siècle après JC et s’éteindra à la fin du 6ème siècle. C’est pendant cette période que se mettront en place les systèmes d’écriture de l’Asie du Sud Est Péninsulaire dont nous pouvons suivre le développement jusqu’à aujourd’hui. Plus d’un siècle de recherches a permis de poser à l’origine de ces systèmes un alphabet utilisé dans le Sud de l’Inde et servant à écrire le Sanscrit.
Un Phnong hindouisé
Tout passe d’abord par le Sanscrit et la plus ancienne inscription dans cette langue remonte au 2ème siècle ; il s’agit de la stèle de Vo Canh découverte près de l’actuelle Nha Trang. Très vite ce système d’écriture va être adapté à trois langues de la péninsule : le Mon parlé à l’époque dans l’Est dela Birmanie et jusque sur le territoire dela Thaïlande centrale actuelle, Le Cham du royaume du Champa qui couvrait l’actuel territoire de l’Annam et une bonne partie dela Cochinchine côtière et le Khmer.
La première inscription en langue khmère est la stèle de Angkor Borei qui fut probablement une des dernières capitales du Funan ; connue également sous l’appellation de K 600, ce texte vénérable peut être exactement daté à l’année 611.
Le terme de Phnong, outre le groupe ethnique dominant de la province de Mondulkiri, est utilisé en Khmer pour désigner le concept peu politiquement correct de sauvage ; lorsque Georges Coedès écrit que « Le Khmer est un Phnong hindouisé », il ne faut pas y voir une injure mais simplement une formule frappante à propos de l’écart entre un mode de vie tribale et des comportements sociaux induits par l’hindouisation : religion, état centralisé et, bien sûr, l’écriture.
Dans les siècles qui vont suivre, la production écrite khmère va se distinguer de celle des Chams et des Môns par sa continuité ; qu’on songe simplement que l’on peut suivre sur les stèles l’évolution de la langue et de l’écriture khmère du 7ème au 15ème siècle sans interruption, ce qui fait de l’espace cambodgien et de sa culture une clé indispensable à la lecture du passé de la péninsule.
Vieux Khmer et Sanscrit
Faut-il encore prémunir contre les erreurs errantes en répétant que le Khmer ne provient pas du Sanscrit ? Même s’il importe de souligner que, corollaire linguistique de l’hindouisation, le Sanscrit a exercé son influence sur le lexique de toutes les langues de l’Asie du Sud Est hindouisée, au premier chef sur celui du Khmer ancien. Ce préjugé a des racines profondes et semble remonter au premiers temps du protectorat français avec des explorateurs choqués par le contraste entre « les ruines grandioses » et l’état du pays khmer d’alors qu’ils voyaient au mieux comme décadent.
Pourtant Georges Groslier, dès la première décennie du 20ème siècle, s’est fait l’avocat infatigable du patrimoine khmer : oui, le plus grand temple hindou du monde, Inde comprise, est bien Angkor Vat, mais si les principes qui ont présidé à sa construction trouvent leur source dans une vision hindoue du monde, l’arrangement de l’ensemble est irréductiblement khmer.
Côté langue, personne ne peut plus mettre en doute aujourd’hui le fait que le khmer moderne découle directement du vieux khmer des inscriptions pré angkoriennes ; mieux encore, un texte khmer du 8ème siècle sera, au moins en partie, compréhensible à tout cambodgien qui passerait deux ou à trois mois à étudier cet état de langue alors que « Le serment de Strasbourg », premier texte français du 9ème siècle n’est vraiment accessible qu’à une poignée de spécialistes.
L’espace khmer possède aussi des inscriptions en langue sanscrite qui doublent les inscriptions en vieux Khmer sans s’y substituer. Les enjeux sont évidemment autres car le Sanscrit, langue de l’hindouisme, sert de véhicule à des textes d’ordre littéraire, philosophique et historique, donc d’un niveau d’abstraction élevé et, souvent, sans aucun lien réel avec le territoire où ils ont été gravés ; ainsi en exagérant à peine on peut dire que des thèmes similaires se retrouveront dans les stèles sanscrites du monde hindouisé comme à Java, au Champa ou dans le pays Mon. Il en va tout autrement des stèles gravées en vieux Khmer qui sont indexés sur des réalités proprement cambodgiennes et beaucoup moins théoriques : constructions de temples, fondations religieuses, donations…Il s’agit de textes relatant des évènements ponctuels et qui présentent un intérêt majeur pour la reconstruction de l’histoire du Cambodge.
L’épigraphie comme profession
Tout commence à la fin du 19ème siècle avec le protectorat français. Il s’est alors agit à la fois et de construire le cadre d’une culture khmère et de faire l’histoire du pays khmer.
La forêt de temples qu’est le Cambodge parle à l’esthète pas à l’historien qui a lui besoin d’interpréter, de dater, de reconstruire, d’expliquer des séquences d’évènements et pour ce, il faut des textes. Il existe bien sûr toute une littérature de voyageurs et de chroniqueurs chinois qui nous donnent des renseignements des plus précieux, mais ce sont surtout les inscriptions qui vont jouer un rôle déterminant. L’épigraphie cambodgienne naît à cette époque : une science auxiliaire de l’histoire avec pour objet non pas la langue, mais l’étude des inscriptions à des fins historiques. Une entreprise formidable où vont s’illustrer les noms de Louis Finot, Etienne Aymonier, Au Chieng et Georges Coedès ; ce dernier fait paraître à Hanoi en 1937 le premier volume des « Inscriptions du Cambodge » qui sera suivi de 6 autres publiés en France, la série sera clôturée en 1966 par la publication du volume VIII. L’Ecole Française d’Extrême Orient (EFEO) va jouer un rôle clef dans cette entreprise et son bulletin (BEFEO) commencera à publier des textes d’inscriptions, à les traduire et à les commenter dès 1904.
Une activité sans fin
Les inscriptions cambodgiennes donnent le vertige ; tout d’abord, on continue d’en découvrir avec une belle régularité, ensuite elles sont très loin d’avoir toutes été traduites et commentées. Les implications en sont évidentes : si l’histoire du Cambodge nous est connue dans ses grandes lignes, il reste énormément de point obscurs que les inscriptions finiront lentement par éclaircir. Il y a ainsi de fortes chances qu’un texte écrit, il y a une vingtaine d’années, sur le Cambodge pré angkorien ou angkorien soit tout simplement contredit par la découverte de nouvelles inscriptions. C’est ainsi le cas pour des classiques comme « L’histoire des royaumes hindouisés » de G. Coedès ou « The Khmer empire » de L. Briggs. Michael Vickery, auteur de la somme la plus récente sur le Cambodge pré angkorien : « Society, Politics and Economics in Pre-Angkor Cambodia », avait déclaré sans délicatesse lors du colloque consacré à G. Coedès à Bangkok en 1999, mais avec quelque raison : « faire aujourd’hui de l’histoire du Cambodge avec Coedès, c’est un peu faire de la géographie avec Ptolémée ». (A suivre)
Jean-Michel Filippi