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Le trafic humain et son discours . Le Cambodge dans le prisme des «genders» (3/3)

Une part essentielle du discours sur le trafic des personnes a son origine dans la théorie des « genders » qui a été mobilisée pour nous expliquer que la vulnérabilité de la femme trouve son origine dans la culture khmère.

La théorie des genders (genre, sexe) se fonde sur l’idée que les notions de masculinité et de féminité reposent sur une construction sociale qui joue un rôle beaucoup plus important que la différentiation biologique des sexes. Le thème n’est pas nouveau et le 20ème siècle nous a largement rebattu les oreilles avec le thème que le sexe de la naissance n’oblitère en rien l’action de la société en vue de la construction de rôles qui seront ceux de l’homme et de la femme ; dans cette optique, la définition du sexe correspondra à des comportements, rôles et attitudes appris et non pas innés.

De l’analyse à la prescription

Il s’agit d’une hypothèse qui contient probablement une part de vérité sans qu’on puisse pour autant rationnellement trancher en faveur d’un acquis ou d’un inné. L’ennui c’est qu’à la fin des années Quatre-vingt le célèbre « On ne naît pas femme, on le devient » passe de l’affirmation individuelle à la conception de programmes universitaires structurés ; à partir de là, l’analyse en « genders » va marquer la plupart des sciences sociales et, bien entendu, l’action des ONG qui s’occupent du trafic humain. C’est une chose d’étudier un texte littéraire sous l’angle des caractéristiques de la féminité ou de la masculinité, c’en est une autre de singulariser à priori la position de la femme dans une société sur la base d’un vade-mecum idéologique fraîchement sorti d’universités occidentales et c’en est une autre encore d’expliquer la position sociale de la femme par la soit disant analyse d’une culture qu’on taxera implicitement d’archaïque.

Les tares congénitales de la culture khmère

Il suffit d’ouvrir les journaux ou la télévision pour se rendre compte de l’étendue des problèmes : viols, violences domestiques, illettrisme féminin perdurant, importance accrue des migrations féminines sont des faits que personne ne songerait à nier et la question se posera de savoir à quoi relier cela. Une première attitude serait d’avoir recours à une analyse de type historique et  économique : pauvreté extrême, guerre civile, régime des khmers rouges sont autant d’éléments qui ont induit une précarité extrême de l’existence et qui ne seront pas sans conséquences sur la vie quotidienne des personnes. Une deuxième hypothèse est mentionnée dans les rapports sur le trafic humain et se fonde sur une analyse en « genders ». On peut ainsi lire dans un rapport de l’organisation LSWC (Soutien Juridique pour les Femmes et les Enfants) que « Les notions de gender peuvent mettre en valeur la base culturelle de l’existence du travail sexuel et de la vulnérabilité de la femme cambodgienne confrontée au processus du trafic », en traduction, l’inégalité des sexes et ce qui en découle (travail sexuel, trafic) a une base culturelle au Cambodge.

La culture « genders » de donne pas dans la dentelle et la même LSWC affirme tranquillement : « L’égalité des sexes n’est pas partie intégrante de la culture cambodgienne en ce que les hommes et les femmes perpétuent des idéaux sexistes qui sont renforcés par des principes bouddhiques et des codes khmers de conduite morale et le bas statut des femmes et des filles khmères est enraciné dans des valeurs culturelles et des coutumes ». On s’épargnera de répondre à la question de savoir de quelle culture l’égalité des sexes est partie intégrante ou en quoi consistent les « idéaux sexistes » ; on appréciera au passage la capacité à la généralisation car, au fond, que signifie « culture cambodgienne » ? Je suis prêt à gager que les mêmes personnes ne feraient pas un usage aussi libéral de l’expression « culture américaine » et se répandraient en nuances en fonction des lieux et des couches sociales considérés. Rendons quand même hommage au texte de la LSWC qui fait figure de monument d’intelligence à côté du reste. La palme de l’ineptie, malaisée à attribuer compte tenu de la concurrence, revient sans conteste à l’organisation Aidétous qui fait d’étranges découvertes dans un rapport sur le tourisme sexuel : « Les résultats de l’enquête conforte (sic !) notre connaissance sur (sic !) la faiblesse du statut de la femme dans la société cambodgienne comme de la femme dans le monde : en effet, 90% des clients étrangers et 92% des Cambodgiens sont considérés comme mariés par les filles prostituées ». Il faudrait peut-être instaurer un certificat de célibat ad hoc…

D’un rapport à l’autre, les arguments qui « démontrent » la base culturelle de l’inégalité des sexes au Cambodge ne varient guère et la preuve suprême unanimement avancée en est le cbap srey ; il s’agit d’un guide déjà ancien de bonne conduite féminine qui comme tous les ouvrages de ce genre prescrit et proscrit des conduites. Une phrase en est systématiquement extraite qui compare l’homme à une pierre précieuse et la femme à un drap blanc, l’un peut, une fois lavé, retrouver sa pureté originelle, ce que ne peut l’autre. Qu’est-ce que cela prouve ? Les Cambodgiennes nous sont présentées comme des lectrices assidues de ce texte et il paraît même qu’on l’enseigne dans certaines écoles ; l’auteur de ces lignes ne l’a, quant à lui, jamais constaté. Les rapports consultés se délectent dans des généralisations et des lieux communs qu’ils seraient bien en peine de prouver ; ainsi un rapport du PADV (Programme contre la violence domestique) précise que « le viol dans le cadre conjugal est un concept que la plupart des cambodgiens ont des difficultés à admettre ». Il s’agit ici d’un bel exemple de manipulation, d’une part est-ce que le « concept » de « viol dans le cadre conjugal » peut être défini sans ambiguïté, ce que le rapport se garde bien de faire et, d’autre part, quelles procédures de recherches peuvent apporter des résultats suffisamment représentatifs pour incriminer « la plupart des cambodgiens » ?

Quoique enfantin le mécanisme est très efficace : la première étape consiste à recenser des cas de violence à l’encontre des femmes (violence domestique, trafic des personnes, etc.) et la deuxième étape à montrer que ces violences résultent des conceptions inégalitaires que « la culture cambodgienne » a vocation à véhiculer ; les preuves consisteront en citations et en quelques entretiens.

Même le bouddhisme...

Si l’importance du bouddhisme au Cambodge n’échappe à personne, ce qui par contre pourra surprendre c’est sa responsabilité dans l’inégalité des sexes. Ainsi dans « la question des sexes au Cambodge », Keasa Khun écrit tranquillement que « dans la religion nationale, le bouddhisme Theravada, les femmes ont une position inférieure aux hommes », « l’explication » en est donnée par Judith Ledgerwood : « en général, le bouddhisme tend à abaisser les femmes qui sont plus attachées au monde matériel ». Le pas suivant est allègrement franchi dans un texte intitulé « Sexe et prestige dans le bouddhisme khmer » et cité par quasiment tous les rapports ; nous y lisons sous la plume de Susan Lee que : « Dans la culture cambodgienne, la femme reste idéologiquement subordonnée » pour preuve « Dans le bouddhisme khmer, le religion dominante au Cambodge, les femmes ne peut pas devenir moines »... Il est vraiment temps de prendre conscience des pratiques sexistes induites par l’église catholique, sans évoquer la responsabilité d’Eve dans la Genèse.

L’espace culturel ainsi incriminé, on dispose d’un champ immense et idéologiquement bien plus porteur que des actions en faveur du développement rural. Le concept flou de culture posé à l’origine de pratiques sociales vilipendées présente un intérêt énorme ; on pourra ainsi trouver à tous les maux d’une société une réponse qui justifiera à son tour la mise en place de séances de discussions, de séminaires en milieu rural et autres expédients qui présentent l’avantage d’être peu coûteux en efforts, reduplicables à souhait et surtout très rémunérateurs.

Jean-Michel Filippi