Quelle société civile pour le Cambodge ?
« La société civile » fait partie au Cambodge de ces thèmes qui semblent aller de soi. On s’y réfère en omettant le plus souvent d’indiquer ce que ce concept recouvre. Les références constantes à « la société civile » permettent aussi de façon bien opportune d’oublier de questionner la légitimité de cette dernière dans le contexte cambodgien.
On concèdera volontiers que même si la linguistique est une discipline rébarbative, il est un domaine où une analyse n’est pas dépourvu de pertinence : la phraséologie. On a le droit légitime d’être quelquefois agacé par un discours qui tend de plus en plus au slogan et qu’il faudrait peut-être commencer à déconstruire. Les syntagmes tout faits sont légion et plus personne n’aurait l’outrecuidance de se demander à quoi « La communauté internationale » peut renvoyer. Un autre poncif dont on nous rebat les oreilles au Cambodge est « la société civile », au hasard dans la presse et Internet : « la société civile a été un acteur essentiel... », « l’enjeu essentiel est le rôle de la société civile dans la promotion du développement... », « la société civile appelle le gouvernement cambodgien à mettre en oeuvre...», etc. Ces quelques petites citations suffisent à nous convaincre que la société civile existe bel et bien au Cambodge.
Les avatars du sens
Définie par Larry Diamond comme « le domaine de la vie sociale civile organisée qui est volontaire, largement autosuffisant et autonome de l’état », le concept de « société civile » naît dans l’Angleterre du 18ème siècle et pose, dans un contexte libéral, le rôle clé de l’association comme entité intermédiaire entre l’individu et l’état. La jeune démocratie américaine fera également une large place aux associations qui permettront à l’individu d’affirmer ses droits face à l’état et aux possibles tentations autoritaires de ce dernier.
En fait, cette jolie notion anglo-saxonne ne tombe pas du ciel mais se constitue en deux siècles sur fond de relations complexes avec le phénomène étatique.
Le cas cambodgien
Les petites phrases citées ci-dessus pourraient relever de l’analyse des langages totalitaires. Il semble en effet impossible de remettre cette notion de « société civile » en question car, sans avoir discuté au préalable des conditions de son existence et de sa légitimité, on la dote a priori de capacités d’action: « a été un acteur essentiel », « sera t-elle entendue ? » fondent un sujet dont l’existence ne peut dès lors plus être mis en doute. Cela fait bien sûr tristement penser à la façon dont l’impersonnel peut, par le biais d’un discours adéquat, être doté de qualités humaines : « L’angkar » qui fait, décide, agit, « les masses » dans la phraséologie communiste ou « le marché » dans le discours libéral.
Au Cambodge, les choses sont simples et « la société civile »se résume à l’ensemble des ONG avec en filigrane l’idée que face à l’arbitraire étatique, il faut doter les citoyens des moyens de protéger leurs droits. Ainsi, « la société civile a critiqué l’action du gouvernement » devrait tout simplement signifier qu’un groupe d’ONG, voir une seule, n’a pas trouvé à son goût... Raccourci pratique ? Peut-être si le langage n’avait pas les pouvoirs étonnants de remodeler la réalité ; sémantiquement, « société civile » sonne très bien et se pose d’emblée comme une entité englobante qui peut même suggérer une majorité et qui permet du même coup de mettre de côté ce qu’elle représente vraiment dans le réel ici et maintenant.
La fabrique des droits
Le royaume ne manque pas d’ONG ; on pourra s’en rendre compte en compulsant l’ouvrage du C.C.C. (cooperation Committee for Cambodia) qui en fournit la liste et qui se charge même de donner aux amateurs des recettes de financement selon les rubriques : droits des femmes, enfants des rues, protection de la nature, mal entendants et autres thèmes qui font les délices de « la société civile ».
L’ennui est que l’on est bien loin de la belle spontanéité associationniste de l’Angleterre ou de l’Amérique du 18ème siècle car il s’agit au Cambodge de produits d’importation qui portent la marque des pulsions passionnelles occidentales. Le ridicule ne tue plus comme le montre le titre d’une conférence australo-suédoise organisée il y a quelques années à Phnom Penh : « aider la femme cambodgienne à surmonter le handicap de la ménopause ». Petite remarque en passant, à l’exception du personnel ONGéien tenu d’assister à la conférence, l’assistance ne comptait guère de Cambodgiens ; était-ce d’ailleurs si important ?
La société civile contre l’état
On peut tomber d’accord sur la nécessité d’un contre pouvoir pour faire obstacle à l’arbitraire et penser que « la société civile » remplira ce rôle ; mais en admettant ce présupposé, ce qui est chose très largement faite, on procède en fait à un tour de passe-passe qui permet de faire l’impasse sur les prérogatives que l’humanitaire n’en finit pas de s’arroger. Si la séparation entre organe et fonction semble claire en médecine, il n’en va pas du tout de même dans la sphère sociale.
Un exemple très simple permettra d’y voir clair ; l’éducation est devenue un droit dans la pensée occidentale et la lutte contre l’analphabétisme une nécessité. D’un point de vue culturel, ces thèmes ne sont même plus discutables et les actions humanitaires dans ces domaines sont parées de toutes les vertus au Cambodge et ailleurs.
On oubliera simultanément la façon dont des multinationales de l’humanitaire, CARE et ICC (International Cooperation Cambodia), entre autres, se sont taillées de véritables fiefs dans les provinces cambodgiennes où elles ont tranquillement appliqué leur vision d’une éducation qui cesse dès lors d’être nationale. De surcroît et pour compliquer les choses, l’état cambodgien n’est souvent pas trop mécontent de ce débarrasser de ces tâches.
Une des grandes contributions de l’humanitaire au Cambodge a précisément consisté à empiéter sur les prérogatives de l’état par le biais d’une atomisation en des myriades de programmes de domaines qui auraient du rester l’apanage de l’état cambodgien.
Whaites, en écrivant que « l’état est une pré condition de la société civile », propose une vision somme toute saine des choses et dont le Cambodge est à mille lieux.
Alors, « la société civile » au Cambodge ? Dans le pire des cas, le dernier en date des avatars de la domination occidentale, dans le meilleur, une greffe qui a malheureusement pris et qui a réussi à transformer une société en une stratification d’hérésies.
Jean-Michel Filippi