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Le procès avec du recul. Nüremberg sur Mékong (3/3)

Nous sommes encore très loin du procès du régime de Kampuchéa Démocratique. L’origine plus que l’histoire de la mise en place des Chambres Extraordinaires peut nous en apprendre beaucoup sur l’enlisement actuel.

Les « historiens » du tribunal comme John Ciorciari savent très bien aligner chronologiquement les faits qui ont abouti à la mise en place des Chambres Extraordinaires : actions initialement isolées de quelques chercheurs dans les années Quatre-vingt dont Ben Kiernan ; mise en place par ce dernier du Programme sur le Génocide Cambodgien à l’Université de Yale en 1994 et création d’un équivalent cambodgien en 1995, le célèbre DCCAM ; rapport d’un groupe d’experts des Nations Unies sur le génocide cambodgien qui sera publié par Kofi Annan en mars 1999, alors secrétaire général, et qui recommandera la création d’un tribunal pour juger les crimes des Khmers rouges. Les tractations et marchandages qui ont suivi sont désormais trop bien connus pour qu’il soit nécessaire de les mentionner. Une question essentielle qui n’a, à notre connaissance, jamais été soulevée porterait sur le rapport entre les cafouillages actuels des Chambres Extraordinaires et la philosophie à l’origine du procès.

La thèse du génocide

Le terme est lancé sans définition substantielle dans les débuts de la République Populaire du Kampuchéa (RPK) (1979 - 1992) et à l’occasion du procès du « régime génocidaire ». Les choses auraient pu en rester là si un groupe de chercheurs occidentaux n’avaient mis en place une série d’actions visant à affirmer, ce qui ne signifie pas prouver, la nature génocidaire du Kampuchéa Démocratique.

Tout commence dans les années Quatre-vingt alors que Ben Kiernan visite le Cambodge et qu’il se fait le chantre de la R.P.K. Le raisonnement est simple : si la R.P.K. est un vrai régime marxiste, le Kampuchéa Démocratique, en dépit de ses prétentions, n’a rien à voir avec l’idéal communiste. Comme il faut bien lui donner une étiquette, Ben Kiernan le taxe de « régime raciste » et la « démonstration » de ce racisme sera l’objet de son volumineux ouvrage « The Pol Pot regime ». L’affaire est entendue et le régime a traduit ses visées racistes initiales en une politique génocidaire. L’ennui est que Ben Kiernan ne démontre rien ; tout en analysant avec talent et sur la base de matériaux abondants l’histoire du régime, il n’apporte pas l’ombre d’une preuve à ses affirmations. L’examen qu’il propose du rapport du régime aux minorités ethniques n’est qu’un témoignage supplémentaire de la violence de masse du Kampuchéa Démocratique, mais on ne voit pas où se situerait la préméditation : le régime a-t-il oui ou non programmé l’élimination d’un groupe ethnique ou religieux ? En désespoir de cause, on se tourne alors vers les Chams qui ont particulièrement souffert du régime et il ne manquait plus au tableau que Raoul Jennar qui ne s’est pas privé d’écrire dans les colonnes du Monde Diplomatique que : « Certains nient qu’il y ait eu génocide. Or cette qualification paraît incontestable s’agissant de l’élimination de près de 40% de la population de confession musulmane, les Chams, pour la seule raison qu’ils étaient chams ». Des petites questions d’histoire, de grammaire et de civilisation sans méchanceté : qui sont les « certains » ? Pourquoi « paraît » ? C’est ou ce n’est pas « incontestable », d’autant plus que l’auteur s’empresse de nous donner la réponse. Si tous les Chams du Cambodge sont musulmans, tous les musulmans ne sont pas chams et les chams ne sont pas les seuls musulmans à avoir souffert des Khmers rouges ; monsieur Jennar oublie de mentionner les Chvea. En traduction, une des préoccupations essentielles du Kampuchéa Démocratique aurait été l’élimination de sa minorité cham, or il n’y a aucune preuve tangible pour démontrer que les Chams aient pu être une cible du régime antérieurement à l’exercice d’une politique de répression à leur égard. Ce n’est pas parce qu’ils étaient Chams qu’ils ont été victimes de massacres, mais parce leur Islam se traduit en de solides structures communautaires et en des liens de solidarité qui facilitent des velléités de résistance contrairement à une atomisation du social que favorise le bouddhisme et qui rend l’individu plus malléable face à la violence de l’état; ce n’est certainement pas un hasard si les Chams ont été parmi les rares à se révolter.

Une dualité de conception

On se retrouve donc avec une affirmation de base qui pose la nature génocidaire du Kampuchéa Démocratique et c’est sur la base de cette conception que le lobbying pour le procès s’est déroulé. Les enjeux sont clairs, le procès sera celui du régime et le thème du génocide est, dans ce cadre, un argument de  choix.

L’ennui est qu’une  distance  énorme sépare une violence de masse d’un génocide et cette distance se traduit par le concept de programmation. Le terme de programmation résume une logique caractéristique des régimes de type nazi où la victime est désignée d’avance dans un programme qui prévoit son élimination ; dans cette situation l’étiquette « génocidaire » possède une pertinence réelle. Dans le cas du Kampuchéa Démocratique, on chercherait en vain une programmation de ce type ; oui, l’idéologie de régime est particulièrement virulente et la terreur de masse qu’il a exercée est indéniable, mais nous restons dans un système de terreur communiste classique avec une politique de répression qui va s’appliquer à une société en fonction des circonstances et avec une violence inégale selon les périodes. L’histoire du Kampuchéa Démocratique le montre bien car le régime a défini ses ennemis au coup par coup : les 7 « super traîtres », les militaires de l’ancien régime... et pour finir des Khmers rouges eux-mêmes. Bref tous ceux qui, à un moment donné, sont soupçonnés de représenter une menace pour le régime ; une politique de répression qui rappelle à bien des égards celle du stalinisme ou du maoïsme.

On a donc fini par s’installer dans une situation étrange, d’une part un procès qui apporte la preuve par l’absurde de la nature communiste du régime en mettant en valeur, avec les propos de Duch, le système de cloisonnement extrême et de stratification qui caractérise le Kampuchéa Démocratique. Ce procès risque fort de rester le procès de S 21, de Duch ou, dans le meilleur des cas, de deux ou trois autres individus, car on ne voit pas par quel tour de passe-passe juridique on passera de pratiques de répression à l’établissement de leur programmation directe par le régime. D’autre part, une « société civile » (en gros le DCCAM) qui n’entend pas abandonner sa part du gâteau et qui continue de se présenter dans ses publications comme le moteur du procès pour ne pas dire le père. La dite « société civile » a d’ailleurs préalablement pris ses précautions en expliquant à qui veut l’entendre qu’elle continuera à illustrer sa thèse du génocide et il semble qu’elle en a les moyens efficaces : financements incroyables de son « Histoire du Kampuchéa Démocratique » devenu entre temps ouvrage officiel et construction programmée d’un mémorial évidemment consacré au génocide.

Le discours sur le génocide qui, en fin de compte, a permis la mise en place du tribunal n’a pu trouver une expression juridique ; il en résulte donc un procès destiné à traîner en longueur relayé par le discours creux de la « société civile » de service qui ne paraît guère passionner les foules cambodgiennes.

Jean-Michel Filippi