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Le procès avec du recul. Le cloisonnement (2/3)

De la condamnation de quelqu’un qui a tout avoué à l’établissement de la responsabilité politique d’un régime dans les crimes commis, le pas n’est pas facile à franchir.

En fin de compte, à quoi rime ce procès? On attendait des révélations sensationnelles qui ne sont manifestement pas au rendez-vous. On aimerait bien avoir des éclaircissements sur la jolie photo de famille représentant des « experts » chinois en compagnie du personnel de S 21 ou quelque chose d’inédit sur les relations du régime à son système d’incarcération ; nul besoin de dire que nous restons sur notre fin. Cette comédie onéreuse se résume au procès de Duch et de son officine et les tentatives d’élargir le débat avec des « experts » cette fois internationaux n’ont donné aucun résultat.

La logique de l’accusé

Le système Duch est d’une cohérence manifeste : c’est son procès et il n’entend pas en être dépossédé.

 « Nous avons formé les gens [les gardiens] à avoir une ferme position de classe et nous leur avons enseigné à être stricts sur la façon d’interroger les prisonniers ainsi que sur la manière de les écraser et de les empêcher de s’enfuir ».

Ces propos, parmi d’autres, résument la pédagogie de l’intéressé et semblent évidemment contraster avec son affirmation selon laquelle « Je n’ai jamais cru à la vérité des confessions que j’ai obtenues, elles étaient vraies à 40% au plus », ce qui n’est déjà pas mal. Les oppositions  manifestes : « nous » et « je », la « ferme position de classe » et la croyance individuelle se résolvent par le lieu commun du bouc émissaire que les avocats de Duch nous resservent à satiété relayés en cela par leur client. Ce dernier qui est redevenu pour un temps simple rouage du système nous explique que Pol Pot a menti en déclarant que S 21 était une invention vietnamienne alors qu’il était parfaitement au courant. Sa justification suprême : « c’était pour moi et pour ma famille une question de vie ou de mort. En charge de Tuol Sleng, je n’ai jamais essayé de trouver une alternative autre qu’obéir à un ordre même si je savais qu’obéir à l’ordre signifiait la mort de nombreuses personnes » et de reprendre les couplets sur ses remords. L’accusation présente en toute logique une version différente : « c’est consciemment et intentionnellement que l’accusé a contrôlé l’entreprise criminelle de Tuol Sleng ».

La position de l’accusé oscille entre l’accusation et la défense : S 21, c’est lui et dans les moindres détails mais il n’était en même temps qu’une marionnette du régime. Et si les deux propositions contradictoires étaient simultanément vraies ?

La singularité du Kampuchéa démocratique ?

Telles que les choses sont parties, les preuves de la criminalité du Kampuchéa démocratique en tant que régime reposent en dernier ressort sur le lien entre le régime et son système de sécurité, incarné par l’emblématique « musée du crime génocidaire ». C’est là que le bât blesse car Duch n’apporte aucun élément substantiel qui permette de relier les pratiques de S 21 à la politique du régime, à l’exception d’histoires invérifiables comme celle des pilules que Nuon Chea lui aurait demandé d’expérimenter sur des prisonniers. Le fait que S 21 n’est évidemment pas un électron libre ne nous renseigne pas sur le degré de l’indexation d’une politique de tortures et d’exécutions au radicalisme politique des khmers rouges.

Les analyses des rapports entre les régimes communistes et leurs politiques de répression sont foisons, même si ces textes ne sont sûrement pas sur les rayons des bibliothèques de nos experts des chambres extraordinaires. On apprendra des choses très intéressantes à la lecture de « la faculté de l’inutile » de Dombrovski  sur les pratiques du NKVD dans l’Union Soviétique stalinienne ou de « la cité totale » de Dumitrescu sur la nature de la Securitate roumaine. D’un système communiste à l’autre, le schéma est récurrent et concorde avec les « révélations » de Duch: l’obsession de l’ennemi intérieur qui « doit être impitoyablement démasqué » généralement sur la base de dénonciations ; l’arrestation  qui est en soi une preuve car on n’arrête pas un innocent ; le reste est l’affaire des organes de sécurité devant lesquels le coupable doit expliquer sa culpabilité et rédiger les aveux de crimes que 10 vies bien remplies n’auraient pas permis de commettre ; le tout suivi d’une exécution bien méritée. Le système khmer rouge innove quand même dans un domaine ; quoique le droit comme émanation des rapports de forces bourgeois était condamné à disparaître à terme, les systèmes communistes classiques n’en fabriquaient pas moins des procès à grand spectacle, alors que dans le Kampuchéa Démocratique tout se passe à huis clôt.

Et les organes de sécurité dans tout ça ? Ils ont souvent été décrits comme « un état dans l’état ». Les principes de la politique du parti transcendent une société communiste mais leur traduction locale, notamment en matière de répression, n’a strictement rien à voir avec les pratiques d’autres systèmes totalitaires. Le National Socialisme demeure en définitive dans l’orbite occidentale : la place de GESTAPO dans la structure étatique nazie relève d’une expression juridique. Rien de tel dans un système communiste de type stalinien ou maoïste où l’idéologie est par nature substituée au droit. On se retrouve donc avec un système de sécurité dont l’organisation interne est très largement autonome et c’est ce que confirment d’ailleurs parfaitement les propos de Duch quand il décrit la formation du personnel de S 21 pour la mise en oeuvre de pratiques tortionnaires. Horizontalement strate autonome de la pyramide, S 21 est pourtant lié au sommet et c’est là qu’on peut prendre la mesure de la duplicité des propos de Duch : la sujétion au sommet serait, selon lui, basée sur la peur, gageons plutôt un mélange de peur et de conviction idéologique. En tout état de cause, notre homme n’a d’autre choix que d’obéir aux ordres, mais lesquels ? Rien n’a jamais été clairement écrit, voir énoncé, et « charbonnier maître chez lui », ce qu’il ne cesse d’affirmer, il mettra en oeuvre ses techniques pour répondre à des injonctions probablement du type « prenez les mesures nécessaires pour... ». De là à produire la preuve juridique des intentions et de la nature criminelles d’un régime, il y a loin.

Un blague soviétique révèle bien le rapport entre le système et sa politique de répression ; un télégramme est envoyé de Moscou à Alma Ata : Mouvement tellurique important annoncé. Stop. Prenez mesures urgentes. Stop. La réponse : telluriques arrêtés et internés.Stop. Avons été dérangés par un tremblement de terre.

La solution du génocide

Le procès de Duch semble destiné à rester le sien, celui de S 21 et certainement pas celui du Kampuchéa Démocratique. Y avait-il d’ailleurs besoin de cette farce juridique pour révéler les crimes des Khmers rouges ? Nous avons désormais toutes les bonnes raisons d’en douter.

La question de savoir comment on en est arrivé là est strictement éludée par les historiens / historiographes du procès qui se complaisent dans les formules vides du niveau Documention Center of Cambodia (DCCAM) : « nécessité de rendre la justice », « dire le droit », « devoir de mémoire » et autres.

La solution idéale serait qu’il y ait eu un génocide, ce qui semble indéniable pour de nombreux auteurs, et c’est précisément sur ce thème qu’est apparue l’idée du procès et que le lobbying a débuté avec les résultats qu’on connaît.

Jean-Michel Filippi

A suivre