Excursion dans les paradis totalitaires : mode d’emploi
98 photos couleurs accrochées sur les murs de Reyum témoignent d’une vision du Kampuchéa Démocratique. On y voit des spectacles de danse, des salles de classe, des hôpitaux, des usines, la population au travail, des visages radieux…
Le voyage
L’auteur, Gunnar Bergstrom, a fait partie des rares étrangers invités à visiter le Cambodge des Khmers Rouges. Cela se passe en août 1978 ; soucieux de sortir de la cure d’isolement qu’il s’était imposé jusque là et probablement à l’instigation de la Chine, le Kampuchéa Démocratique se décide enfin à ouvrir ses portes. Nous n’en sommes pas encore aux pèlerinages de masse auxquels la Chine maoïste nous avait habitué dès le début des années 70 car, dans le Kampuchéa Démocratique, tout étranger reste un ennemi en puissance. Cette ouverture est donc toute relative et on invitera surtout des individus qu’il n’est plus guère besoin de convaincre : les représentants des masses laborieuses des pays occidentaux, en fait, des membres de groupuscules maoïstes.
Après les déceptions staliniennes, le révisionnisme du Vietnam réunifié et les difficultés rencontrées par le maoïsme de strict obédience en Chine, ces derniers ont bien fini par découvrir une chapelle à la taille de leurs appétits intégristes : le Cambodge des Khmers Rouges.
Photos d’une exposition
Trente ans plus tard, nous voici face à des photos au contenu informatif insignifiant et nous ne ressortons de l’exposition guère plus savants sur le régime des Khmers Rouges ; peu importe d’ailleurs, car l’intérêt de ces images est tout autre.
Chaque photo est accompagnée d’une double légende qui confronte les commentaires de 1978 aux opinions actuelles du photographe. Ainsi un enfant, en train de faire une division sur un tableau encombré de formules mathématiques et physiques, crée l’évènement alors que de l’avis général, l’éducation traditionnelle avait été bannie du Cambodge des khmers rouges.
Pile (pensées de 1978) : « Qui pourrait croire que cela peut être accompli sans un enseignement préalable ? ». Face (aujourd’hui) : « finalement, c’est une imposture ». Un esprit méchamment retors aurait eu le mauvais goût de faire remarquer que l’enfant était en train de diviser 18 par 29… Est-il besoin d’aller plus loin ?
Regrets
On aura compris qu’il s’agit d’un mea culpa. En gros, ce n’est pas tant du Cambodge des Khmers Rouges qu’il s’agit que des états d’âme de M. Bergstrom ; ce dernier écrit doctement dans la conclusion du catalogue de l’exposition : « Il y a une leçon à tirer de cela ». Le « cela » se réduit au contenu suivant : Nous avons joué le jeu des Khmers Rouges et leur avons fourni un instrument de propagande car « nous voyions le Cambodge avec des lunettes maoïstes » et d’ajouter : « et pour ceux qui ont personnellement souffert sous ce régime, je ne peux que dire que je suis désolé et que je leur demande pardon ».
Il ne s’agit pas de mettre en doute la bonne foi de M. Bergstrom ; attaquer cet homme affable qui se laisse aller aussi volontiers à l’autocritique serait un peu comme donner un coup de pied au chien d’un aveugle.
L’ennui est que ce genre d’argumentation sent furieusement le réchauffé. Reprenons ! A la base une vision du monde qui dote un régime politique de toutes les qualités, bref le paradis sur terre ; les critiques qui ne manqueront pas de s’exercer à l’égard du paradis seront interprétés comme autant de manipulations éhontées. En 1978, on disposait pourtant sur le Kampuchéa Démocratique de nombreux témoignages écrits par des spécialistes reconnus comme le père François Ponchaud qui peut difficilement passer pour un suppôt de l’impérialisme américain. A cet égard, les réactions sont désespérément les mêmes : on ignore ou on taxe de manipulation. Des sinologues de l’envergure de Simon Leys ont été vilipendés pour avoir eu le tort d’énoncer trop tôt sur le communisme chinois des thèses qui trouvent aujourd’hui leur place dans les manuels d’histoire.
On admettra volontiers qu’à chaud, la nécessité de l’engagement prendra le pas sur l’analyse ; toujours ? Pas forcément, car il existe une autre ligne de démarcation, elle, beaucoup plus subtile; en témoigne l’attitude de Susan Sontag qui se rend à Hanoi en pleine guerre. Susan Sontag aime le Vietnam et admire son combat, n’empêche… Publié en 1969, « Voyage à Hanoi » véhicule une liberté intellectuelle qui reste à méditer : « …je fais partie d’un groupe d’enfants qu’entourent nos quatre Vietnamiens du comité de la paix, qui nous servent de nurses et de maîtres. J’essaie de découvrir en quoi ils diffèrent ; lorsque je n’y parviens pas, j’ai soudain peur qu’ils ne voient pas ce qui fait de moi un être singulier. Je me surprends à vouloir leur faire plaisir, à tenter de produire une bonne impression, bref je cherche à obtenir les meilleures notes de la classe. ».
La logique du mea culpa
Cette exposition va être présentée dans plusieurs régions du Cambodge pour finir à S 21, à qui est-elle censée s’adresser? Daumier disait qu’une bonne image se passe de texte… ici, ce sont les textes (pour – contre) qui manipulent des images dont on pourrait presque se passer. Le schéma est simple : les photos d’usine, d’écoles, d’hôpitaux, de chargement de navires… sont généralement suivies d’un premier commentaire (1978) du type: vous voyez, contrairement à ce qu’on raconte ça existe, puis d’un second (aujourd’hui) : désolé, on a finit par découvrir que c’était faux.
A la lecture du catalogue, cette exposition s’adresse avant tout aux Cambodgiens. Sur place, le spectacle est double : les photos de l’exposition, mais aussi les réactions des spectateurs, très jeunes pour la plupart, qui se révèlent des plus instructives. Les amis et étudiants cambodgiens interrogés après coup ont regardé les photos comme des images anodines peu révélatrices du Kampuchéa démocratique et la logique des légendes est restée opaque. Cela se conçoit sans peine car cette logique repose en dernier ressort sur l’expression bien datable de la culpabilité d’une génération d’occidentaux et on ne voit pas en quoi un jeune cambodgien devrait se sentir concerné par ces très nombrilistes mea culpa.
En fin de compte, est-ce que les choses ont tellement changé ? En 1978, il s’agissait de ramener en occident une image positive du Kampuchéa démocratique, même si notre photographe entrera rapidement en dissidence par rapport à ses idéaux maoïstes. Aujourd’hui, retour des choses, il s’agit de proposer aux Cambodgiens un régime des Khmers Rouges revu à travers le prisme des errements occidentaux. Etonnez-vous ensuite des incompréhensions !
En guise de conclusion, n’hésitez surtout pas à acquérir le catalogue de l’exposition ; il ne vous dira pas grand-chose du Kampuchéa démocratique, mais une analyse attentive et critique de son contenu en apprendra à tout un chacun.
Jean-Michel Filippi