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Petite philosophie pratique de l’histoire du Cambodge (1/3)

La parution en 2006 de l’ouvrage de John Tully « A short history of Cambodia, from empire to survival » offre une occasion de s’interroger sur les deux sujets concomitants que sont les catégories de l’histoire cambodgienne et l’écriture proprement dite qui en résulte.

John Tully s’était déjà manifesté avec la parution de deux ouvrages de facture infiniment plus polémique que celui-ci : « Cambodia Under the Tricolour : King Sisowath and the Mission Civilisatrice, 1904 – 1927 » (1996) ainsi que «France on the Mekong : a history of the protectorate in Cambodia, 1883 – 1953 » (2002).  Les deux ouvrages proposaient une vision critique du protectorat français, d’ailleurs souvent imprégnée d’une analyse de type marxiste.

Dans « une brève histoire du Cambodge », nous n’avons plus affaire au chercheur qui construit son ouvrage sur la base de documents extraits des archives, mais au lecteur de longue date de l’histoire du Cambodge qui entend produire une synthèse.

En prenant l’ouvrage comme point de départ, les deux volets de l’article qui vont suivre tenteront de poser la question de savoir ce qu’on entend par histoire du Cambodge et par la transmission de son contenu.

La planète histoire

L’histoire ressemblerait-elle à la grammaire ? Qui n’a pas entendu la question : « cette langue a une grammaire ? » qui confond allègrement l’ouvrage qui décrit le fonctionnement de la langue avec les règles que toute langue impose ; il suffit de penser au bourgeois gentilhomme pour prendre la mesure des règles de la langue et de la tyrannie qu’elles exercent.

On entend également, c’est en tout cas vrai pour l’auteur de ces lignes : « Ce pays n’a pas d’histoire », mais la comparaison avec la langue s’arrête à cet énoncé. Il ne s’agit en effet plus d’une belle confusion entre la matérialité du livre d’histoire et les faits qui s’enchaînent, ou le temps qui passe, car l’histoire n’existe pas en dehors du livre ou de la recherche de l’historien. La langue présente, quant à elle, une réalité antérieure à la description qu’en fait le linguiste en ce qu’elle est naturellement transmise par le biais d’énoncés à un individu quel qu’il soit dès sa naissance et que si on souhaite apprendre une langue étrangère, il faut faire l’effort d’assimiler des règles qui permettront d’approcher ou d’égaler le locuteur natif.

L’histoire ne provient pas de la succession des faits, ou de leur mise en ordre, et ce pour la raison très simple qu’un fait historique n’a absolument aucune existence  préalablement à la sélection et à l’analyse qu’en fait l’historien. Les enjeux sont clairs : l’histoire n’existe pas, il n’y a que l’historien.

Cette évidence de la simplicité relève pourtant de ces truismes qu’on s’ingénie à oublier ; dans ce domaine, la phraséologie est pour le moins abondante: « le sens de l’histoire », « les leçons de l’histoire », « les jeunes ne connaissent plus l’histoire » (entendu à la télévision)...

Finalement, l’histoire la moins hypocrite resterait celle des chancelleries chinoises impériales où le scribe est au service de son empereur pour composer une relation des faits historiques qui justifie le règne et le mandat du ciel de ce dernier.

De quoi traite l’histoire du Cambodge ?

L’ouvrage de John Tully conserve une approche conventionnelle, au sens où l’organisation du contenu est passablement identique à celle des autres ouvrages introductifs à l’histoire du Cambodge. En gros, le Cambodge ancien jusqu’à l’instauration du protectorat français occupe la moitié du livre alors que la deuxième moitié est consacrée à l’étude des régimes qui se sont succédés depuis la fin du protectorat français.

Une ligne de lecture intègre en un fil conducteur une période ancienne qui s’étend quand même du 1er siècle de notre ère au 19ème. On ne sera pas autrement surpris d’apprendre que cette période « ancienne » demeure centrée sur l’époque angkorienne. Les titres des deux chapitres qui bordent la période angkorienne l’indiquent fort bien : « Le Cambodge avant Angkor » et « De la fin d’Angkor au protectorat français ». Nous aurons d’ailleurs l’occasion de revenir sur l’angkorianisme comme création du protectorat français.

La façon qu’a John Tully d’aborder les différents thèmes de l’histoire du Cambodge est agréable en ce que l’auteur écrit bien et que son approche est dépourvue de toute forme de dogmatisme, même si, comme nous l’avons mentionné, les thèmes sélectionnés ne tranchent pas par leur originalité.

Un autre point qui n’a guère été opératif dans les analyses d’ouvrages de ce type résiderait dans la sélection et comparaison des polémiques qu’une histoire conventionnelle du Cambodge génère. En d’autres termes, quels sont les points fondamentaux sur lesquels les opinions des spécialistes concernés diffèrent ? Peut-on constater une évolution des thèses d’une époque à l’autre ?

Les questions, souvent sous forme de polémiques, qui surgissent de l’ouvrage de John Tully montrent qu’il n’y a pas grand chose de nouveau sous le soleil : les thèses sur le déclin du Funan (1er – 7ème siècle) , le choix de la région d’Angkor, le déplacement des capitales, le débat sur la cité hydraulique, le pourquoi du déclin d’Angkor, les controverses liées aux débuts du protectorat français...En gros les interrogations classiques depuis Georges Coédès.  Cela ne veut en aucun cas dire que l’auteur a une approche de ces thèmes dépourvue d’originalité, bien au contraire. Ainsi, son traitement de la problématique de la cité hydraulique est des plus remarquables. L’auteur confronte et analyse successivement les thèses de Bernard – Philippe Groslier, Van Lière, et Robert Acker entre autres pour en arriver à une position balancée qui a, fait rarissime dans les études sur Angkor, recours à la théorie du mode de production asiatique de Marx ; comble de l’hérésie, John Tully n’hésite pas non plus à mentionner Karl Wittfogel que la plupart des khmérologues n’ont certainement pas eu le loisir d’étudier: «Quoique Wittfogel pèche par trop de généralités, qu’il mélange des société par trop différentes et qu’il est sans aucun doute coupable de ce que Edward Said a plus tard appelé « Orientalisme », il n’en demeure pas moins que ce qu’il dit semble convenir à la société angkorienne ».

La deuxième partie du texte nous épargne avec bonheur les derniers développements du procès. L’approche que l’auteur fait des régimes politiques qui se sont succédés depuis le protectorat donne tout de même l’impression d’avoir été pensée en fonction du Kampuchéa Démocratique : chaque régime semblant apporter sa pierre à la catastrophe finale. En dépit de ce travers difficilement évitable, les analyses de John Tully demeurent pertinentes et balancées, par exemple, en ce qui concerne le coup d’état qui va déposer le prince Sihanouk. La nature du régime du Kampuchéa Démocratique (KD) y est également analysée dans des termes raisonnables : « les Vietnamiens ont également brouillé la nature politique du régime de Pol Pot et ont parlé d’un « Auschwitz asiatique » quand, en fait, le parallèle le plus proche à établir avec le KD n’est pas l’Allemagne nazie, mais la Russie stalinienne ou la Chine maoïste ».

Jean-Michel Filippi

A suivre