Norodom Sihanouk
De prime abord que penser de la complexité extrême d’un homme qui accède au trône en 1941, qui abdique en 1955 pour pouvoir occuper ensuite les fonctions de chef de l’état, qui sera renversé par un coup d’état en 1970, qui sera à nouveau couronné en 1993 et qui prendra sa retraite en 2003? Ce n’est pas tout car Sihanouk a ponctué sa carrière politique de nombreux films, de textes autobiographiques et polémiques et... de chansons.
Le terme de paradoxe n’est pas de trop et Norodom Sihanouk semblerait endosser tout naturellement les moments les plus divers et les plus contradictoires qui vont ponctuer son existence.
Prudence oblige cependant et le conditionnel reste de rigueur car, comme nous le verrons, les exercices de style auxquels il se livre sa vie durant ont une finalité: celle que leur prête un homme d’état et un politicien hors du commun qui sera constamment au service du Cambodge dans les heures les plus tragiques de son histoire.
Le roi
Rien de particulier ne prédestinait Norodom Sihanouk à monter sur le trône. La monarchie cambodgienne est une monarchie élective et le futur roi se doit d’être choisi par le conseil du trône. Or en 1941, ce même conseil du trône n’était qu’un instrument entre les mains du véritable pouvoir politique, les autorités du protectorat français. A la question “Pourquoi le conseil de trône a-t-il choisi Norodom Sihanouk” on pourrait sans machiavélisme y substituer “Pourquoi les autorités françaises de l’époque avaient-elles opté pour Norodom Sihanouk?”
Sihanouk lors de son couronnement en 1941
Selon lui, parce que l’épouse du gouverneur général de l’Indochine, l’amiral Decoux, le trouvait mignon. Ce n’est sans doute pas cela qui a emporté la décision de l’amiral Decoux pour qui Sihanouk était vraiment le candidat idéal. Pensez, il aime le sport, les belles voitures, chanter, danser... et la politique ne l’intéresse pas, de ce côté-là pas de danger. Une fois de plus, une belle myopie historique était à l’œuvre. Avec une extraordinaire patience Norodom Sihanouk entretiendra l’illusion le temps nécessaire à l’avènement de circonstances plus favorables.
Les Français n’allaient pas tarder à comprendre leur erreur lorsque le 11 mars 1945, Sihanouk, en abrogeant les traités de protectorat de 1863 et de 1884, déclare de facto l’indépendance du Cambodge.
Allié théorique de Vichy, le Japon n’avait eu aucun mal à s’installer dans l’Indochine française. Les relations avec les Français vont très vite tourner au vinaigre et le leader pressenti par le Japon, Son Ngoc Than, devra s’exiler à Tokyo après avoir fomenté les manifestations anti françaises de l’été 1942. Son Ngoc Than sera de retour en 1945 et le Japon l’impose au roi Sihanouk comme premier ministre. Le personnage jouit au sein de la population cambodgienne d’une popularité considérable que lui vaut sa réputation de nationaliste intransigeant et convient parfaitement aux projets japonais pour l’Indochine française comme partie prenante de la sphère de coprospérité de l’Asie orientale.
L’opposition entre les 2 hommes mérite qu’on s’y arrête. D’un côté, l’idéologue qui entend traduire sa vision dans la réalité sans concession aucune, de l’autre un sens aigu de l’art du possible et une habileté inimaginable à savoir jouer des circonstances. Norodom Sihanouk avait bien mieux compris la situation internationale que son premier ministre: La défaite militaire japonaise était imminente et la France serait bientôt de retour. Sihanouk n’est pas moins nationaliste que Son Ngoc Than mais possède sur ce dernier une qualité maîtresse, celle de ne pas prendre ses désirs pour des réalités. L’indépendance pure et simple n’était alors plus ou pas encore à l’ordre du jour.
En 1946. les Français qui sont de retour arrêtent Son Ngoc Than et l’exilent en France; Sihanouk est quant à lui maintenu dans ses fonctions. D’un côté, tout semble clair, il a bien été obligé par les Japonais de proclamer l’indépendance du Cambodge, de l’autre la France n’est plus dupe et commence à comprendre que les protestations de fidélité de Norodom Sihanouk ainsi que ses trop fréquentes dénégations à propos des évènements du 11 mars 1945 dissimulent en fait une volonté de prendre en main le destin de son pays.
Le père de l’indépendance
Norodom Sihanouk passera les années suivantes (1946 - 1952) à tenter d’obtenir des concessions de la France.
Dans ce qui est aujourd’hui le Vietnam, le 1er conflit indochinois a déjà débuté. Au Cambodge, la situation est des plus tendues : des portions entières du territoire, comme la région de Pursat ou le Sud-Ouest sont dominées par les Khmers Issaraks. Le parti démocrate, tout comme le parti communiste indochinois ont au cœur de leur programme une indépendance qui semble désormais à portée de main. Puisque l’indépendance ne fait plus de doute, la question décisive pour l’avenir du Cambodge était de savoir qui l’obtiendrait, quand et surtout comment.
De nouveau, Sihanouk va mener un jeu hors pair. La pièce en 4 actes qui va suivre sera écrite et magistralement mise en scène par Norodom Sihanouk.
Grâce à son intercession, il obtient le retour de Son Ngoc Than de France. Le jeu est dangereux car le radicalisme de Son Ngoc Than reste très populaire et Norodom Sihanouk le sait. Sihanouk commence par inviter Son Ngoc Than à négocier. Pour une personnalité qui a bâti sa carrière politique sur le refus des concessions, la négociation est par essence un exercice périlleux et le risque de décevoir ses partisans est bien réel. Comme Sihanouk tergiverse et ne lui offre pas de position proéminente, Son Ngoc Than déçu est contraint de rejoindre les maquis de la guérilla Issarak, ce qui de fait permet à Norodom Sihanouk d’apparaître alors au monde comme détenteur d’une solution pacifique et réaliste. Le 4ème acte débutera en juin 1952, lorsque Norodom Sihanouk lance sa croisade royale pour l’indépendance qui le mènera à Washington, Paris et Bangkok. Le message est simple : « Négociez avec moi maintenant ».
La coisade royale pour l'indépendance en 1952
Le message est entendu par la France et le 9 novembre 1953 le Cambodge obtient une indépendance qui sera reconnue internationalement au terme de la conférence de Genève en juillet 1954.
Norodom Sihanouk s’est une nouvelle fois révélé comme un joueur d’échecs de niveau supérieur avec de nombreux coups d’avance sur ses adversaires.
Le chef de l’état
Sihanouk était auréolé du prestige considérable du père de l’indépendance. Cependant, il restait le souverain d’une monarchie constitutionnelle où le roi n’a d’autre tâche que de régner. On a du mal à imaginer Norodom Sihanouk se contentant d’inaugurer les écoles primaires ou de recevoir des bouquets de fleurs. Norodom Sihanouk voulait gouverner. Il ne s’agit pas d’avoir le pouvoir pour le pouvoir, à ce niveau, la supposition est absurde : Norodom Sihanouk était habité par une vision du Cambodge qu’il entendait traduire dans la réalité.
Nouveau coup de poker qui prendra de vitesse tous ses adversaires : le 27 février 1955, Norodom Sihanouk abdique en faveur de son père Suramarit qui devient roi. Devenu simple citoyen, il crée le Sangkum Reastr Niyum (SRN) que l’on traduit par « Communauté Socialiste Populaire », combinaison impressionnante de nationalisme, neutralisme, socialisme, bouddhisme...Plus qu’un simple parti, il s’agissait d’un creuset où se réuniraient toutes les forces vives du Cambodge.
Les élections de 1955 donnent une victoire écrasante (83%) aux candidats du SRN. Sihanouk avait alors 33 ans.
Dès son accession au pouvoir, Sihanouk fera montre de ses capacités considérables. Un point fort sera la conférence de Bandoeng où Sihanouk rejoindra le mouvement des non-alignés et amorcera un rapprochement avec les pays socialistes. Cela aura pour effet de priver ses adversaires cambodgiens de gauche d’une carte puissante et ils n’auront d’autre solution que de créer un comité de soutien à la politique neutraliste de Sihanouk.
Sihanouk transformera le Cambodge en un immense chantier et on peut toujours aujourd’hui contempler les bâtiments de la nouvelle architecture cambodgienne à Phnom Penh et dans les capitales provinciales, ce qui vient nous rappeler à point que de tous les pays d’Asie du Sud-Est, le Cambodge a été le seul à concevoir une modernité architecturale empreinte d’une fonctionnalité remarquable.
Le batiment du conseil des ministres en 1966
Construire le Cambodge moderne. Au premier plan, les logements pour le personnel de la banque nationale, aujourd'hui l'ambassade de Russie; à droite les appartements du village olympique; à gauche le "Building".
Un nouveau pouvoir se doit d’avoir une architecture adéquate qui rende compte de la rupture opérée par l’indépendance. Au temps du protectorat (1863 - 1953), le pouvoir s’exerçait dans un périmètre qui allait de la résidence (l’actuel Centre de développement du Cambodge) au palais royal. Des rois comme Sisovat (1904 - 1927) ou Monivong (1927 - 1941), pourtant vénérés par leur peuple à l’égal de dieux, n’avaient d’autre choix que d’acquiescer aux décisions prises par le résident supérieur. Une nouvelle architecture sera le signe idéal de la discontinuité : construction du complexe gouvernemental de Chamcarmon où la palais d’état sera inauguré lors de la visite du Général De Gaulle en 1966, construction du bâtiment du conseil des ministres conçu par Vann Molyvann en 1956...
Une nouvelle architecture pour une nouvelle vision du pouvoir: le palais d'état inauguré en 1966
Norodom Sihanouk mettra également un point d’honneur à développer des régions qui avaient traditionnellement été négligées pendant les 90 ans de protectorat français, dont la région de Kampot.
Le hall d'exposition de Kampot
Le hall d'exposition de Kampot, état actuel
Une des réalisations les plus emblématiques du régime est évidemment l’ouverture du port de Sihanoukville. Sous le protectorat français, la porte d’entrée et de sortie du Cambodge avait purement et simplement été transférée à Saigon : tous les produits importés au Cambodge ou exportés du Cambodge devaient passer par la Cochinchine. La situation était devenue inacceptable pour Norodom Sihanouk qui, au lendemain de l’indépendance, ne pouvait plus tolérer le contrôle de ses navires par les autorités vietnamiennes.
Le nouveau port de Sihanoukville
Le début de la construction de la raffinerie de pétrole de Sihanoukville
L’éducation ne sera pas en reste car pour Sihanouk, il s’agit d’un concept clé dans la vision de la modernité qui est la sienne. En ce domaine, l’œuvre du SRN est considérable : construction du complexe universitaire de Phnom Penh, ouverture d’universités en province, multiplication du nombre des lycées...
La bibliothèque de l'Ecole Normale Supérieure, aujourd'hui l'Institut des Langues Etrangères
En politique extérieure, le jeu est dangereux. Alors que le 2ème conflit indochnois fait rage dans le Vietnam voisin, Sihanouk se doit de composer afin de maintenir en vie la neutralité cambodgienne. Sihanouk n’avait rien d’un idéologue surtout dans l’acception de ce terme à l’époque de la guerre froide. Dans le but de protéger la neutralité et la souveraineté du Cambodge, il choisissait ses amis où et quand il le pouvait. Il avait comparé la situation du Cambodge à la fourmi au milieu du combat d’éléphants : se tenir à distance respectueuse des pachydermes et leur suggérer d’aller se battre ailleurs.
Une visite dans la province de Kampot
La visite du Général De Gaulle en 1966 et le discours fleuve qu’il prononcera au stade olympique apporteront un bref répit à Sihanouk. La neutralité du Cambodge était difficilement tenable à cause de la piste Ho Chi Minh qui traversait une partie considérable du Nord Est cambodgien et des sanctuaires Viêt-Cong. Sihanouk ne voyait d’autre solution que la négociation Contrairement à sa droite, il avait une conscience aigüe de l’irréalisme d’une solution militaire ; est-il besoin de dire que la suite des évènements lui a plus que donné raison ?
Avec le Général De Gaulle en 1966
Le coup d’état
Alors que Sihanouk se reposait en France, le coup d’état du général Lon Nol le dépose le 18 mars 1970, quelques mois plus tard, la monarchie sera abolie et la république khmère proclamée.
On discute encore de l’engagement des Etats-Unis dans le coup d’état. Un engagement direct paraît douteux, car les Etats-Unis avaient déjà annoncé leur volonté de retirer leurs troupes du Vietnam du Sud. Par contre il ne fait aucun doute que la CIA, qui était parfaitement au courant de ce qui se tramait, a laissé les futurs républicains cambodgiens faire le travail secondés par les Sud vietnamiens.
Le coup d’état avait toutes les allures d’un parricide. Pour s’en convaincre il suffit de constater dans les déclarations des députés le ton outrancier, insultant et teinté d’hystérie utilisé à l’égard de Norodom Sihanouk. Si une opposition à Norodom Sihanouk est parfaitement concevable, le contenu des déclarations du 18 mars ne peut évidemment être pris au sérieux : Norodom Sihanouk y est accusé de crimes que 10 vies entières n’auraient pu lui permettre de commettre.
Le coup d’état témoigne d’une sottise politique considérable et ses auteurs ont fait preuve d’une immaturité à peine croyable en engageant leur pays dans une guerre au côté des Etats-Unis au moment où ces derniers annonçaient le retrait de leurs troupes du Vietnam.
Lon Nol et Sirik Matak avaient confondu les desiderata d’une droite affairiste, évidemment opposée à Norodom Sihanouk, avec la réalité du Cambodge et le réveil sera rude : dès les premiers jours du nouveau régime, l’armée doit réprimer dans le sang les paysans venus manifester en masse à Phnom Penh. Toutes les tentatives de reprendre la situation en main en province seront vouées à l’échec et les négociateurs envoyés par Phnom Penh se feront massacrer par la foule.
Afin de détourner le mécontentement occasionné par le coup d’état, les nouvelles autorités prendront pour cible les Vietnamiens désignés d’office comme des agents Viêt-Cong et des massacres auront lieu au village catholique près du pont Chroy Changvar.
La résistance
Sihanouk s’installera à Pékin où il fondera le 23 mars 1970 le Front National Uni du Kampuchéa. Le jeu était dangereux, une présence Khmer Rouge, même modérée, était déjà bien visible au sein du front.
Au Cambodge, la guerre fait désormais rage. Suite aux accords de Paris signés par Henry Kissinger et Le Duc Tho et qui mettaient fin aux bombardements du Nord Vietnam, le haut commandement américain tournera son entière puissance de feu sur le Cambodge : de février 1973 à juillet 1973, 200.000 tonnes de bombes seront déversées sur le Cambodge. A titre de comparaison, 100.000 tonnes de bombes seront déversées sur le Japon pendant l’entière 2ème guerre mondiale par les forces alliées.
A la fin du mois de février 1973, au plus fort de la guerre, Sihanouk sera amené au Cambodge en plus grand secret par la piste Ho Chi Minh et des pistes dans la jungle et il y passera 3 semaines. Des photos seront prises en compagnie des futurs leaders Khmers Rouges dont Khieu Samphan, Hu Yuon, Hu Nim et un certain Saloth Sar qui, selon Sihanouk, ne présentait que peu d’importance, 3ème ou 4ème rang dans la hiérarchie... En réalité le futur Pol Pot.
Au coeur du Cambodge, février- mars 1973
Sihanouk qui était désormais le chef des forces hostiles à Lon Nol avait parfaitement compris la situation. Les révolutionnaires cambodgiens, qui avaient végété pendant des années sans véritable espoir d’arriver un jour au pouvoir, avaient su tirer profit du coup d’état et étaient du jour au lendemain devenus politiquement importants. L’impact de leur discours sur les masses cambodgiennes était considérable, précisément parce qu’ils avaient su utiliser le nom de Sihanouk et se proposaient de le réinstaller dans ses fonctions. Y avait-il de meilleure propagande dans un pays déchiré par la guerre et à qui le SRN apparaissait désormais comme un paradis sur terre ?
Sihanouk tentera à plusieurs reprises de négocier, notamment avec la médiation de la France, mais il était déjà trop tard face aux intransigeances combinées des américains et des Khmers Rouges qui tenaient le terrain et qui craignaient par-dessus toute forme de solution négociée.
Phnom Penh devait tomber le 17 avril 1975. En septembre 1975, Sihanouk passera quelques jours à Phnom Penh avant d’entamer une tournée diplomatique de plusieurs mois qui le mènera aux Nations Unies et notamment en Roumanie et Yougoslavie.
Très vites des témoignages de rescapés permettent de se faire une idée des réalités effarantes du Kampuchéa Démocratique et Sihanouk n’a plus aucune illusion sur ce qui l’attend. Il rentrera quand même au Cambodge, pour partager les souffrances de son peuple, tout en sachant qu’il ne pourrait pas peser bien lourd dans la balance.
De retour au Cambodge en janvier 1976, il occupera brièvement les fonctions de chef de l’état pour en démissionner le 2 avril. Il vivra désormais une existence de prisonnier entre les murs du palais royal avec son épouse et ses enfants Narindrapong et Sihamoni. Les autres membres de sa famille qui l’avaient accompagné à Phnom Penh seront emmenés hors de la ville et exécutés. sa vie de reclus a été raconté dans le détail dans son livre « Prisonniers des Khmers Rouges ».
L’exil et le retour
Alors que les troupes vietnamiennes s’approchent de Phnom Penh au début du mois de janvier 1979, Pol Pot lui rend visite et lui propose de prendre le dernier avion pour Pékin afin de rejoindre ensuite les Nations Unies pour y défendre les intérêts du Cambodge. Sihanouk détaillera cet entretien de 4 heures, décrira Un Pol Pot d’une douceur charismatique et le comparera à un Barbe Bleu qui savait si bien endormir ses victimes.
Sihanouk tiendra sa première conférence de presse à Pékin le 8 janvier. Le dilemme est terrible : il dénonce l’invasion vietnamienne du Cambodge mais devant un parterre de journalistes, il ne peut se résoudre à passer sous silence les atrocités du régime des Khmers Rouges.
Un jour plus tard, il sera à New York pour défendre les intérêts du Cambodge aux Nations Unies, tout en étant étroitement surveillé par ses anges gardiens Khmers Rouges.
Après des démêlés avec ses geôliers Khmers Rouges auxquels il tentera d’échapper, Sihanouk se verra offrir par Deng Xiao Ping une résidence à Pékin où il s’installera en février 1979. Sa carrière politique semblait désormais terminée à la plupart des observateurs ; c’était mal le connaître.
Initialement, il ne pouvait être question pour lui de collaborer avec les assassins de son peuple. Cependant, la dialectique traditionnelle entre nécessité et volonté était déjà à l’œuvre. Une fois de plus, Norodom Sihanouk allait se trouver pris entre le rôle qu’on attend de la part d’un chef de l’état et les sentiments personnels de ce dernier.
En juin 1982, Sihanouk franchira le pas en jouant un rôle déterminant dans la création à Kuala Lumpur du Gouvernement de Coalition du Kampuchéa Démocratique (GCKD). Sihanouk pourra alors donner toute la mesure de son immense talent de négociateur qu’il allait une fois de plus mettre au service du Cambodge.
La suite de l’histoire repose sur la conjonction de 2 faits : la diplomatie de Sihanouk et l’élection au poste de 1er secrétaire du PCUS de Mikhail Gorbatchev qui annoncera dès 1986 que le soutien soviétique aux aventures militaires du Vietnam n’était pas éternel.
Avec l’organisation de la conférence internationale de paix de Paris à laquelle participeront 19 pays, tout fut mis en place pour la constitution de l’Autorité Provisoire des Nations Unies au Cambodge (APRONUC) et son envoi au Cambodge en 1992 afin d’y organiser les élections de mai 1993. Suite aux élections, les députés voteront une motion selon laquelle le pouvoir instauré par le coup d’état de mars 1970 était illégal et que le pouvoir du Prince Sihanouk était bien le représentant légitime du Cambodge.
Le 24 septembre 1993, un peu plus de 38 ans après son abdication, Norodom Sihanouk remontait sur le trône. En 2003, il exprimera sa volonté de se retirer et Norodom Sihamoni deviendra roi du Cambodge.
Sihanouk ne demeurera pas inactif pour autant si l’on en juge par ses publications et son site internet.
Le 15 octobre 2012, Norodom Sihanouk termina son existence terrestre.
Les nombreuses facettes de Norodom Sihanouk rendent le personnage malaisé à saisir et ses activités nombreuses et diverses ne sont pas sans générer une certaine confusion : Chef d’état, metteur en scène, compositeur...
Est-ce au fond sa personnalité qui est si paradoxale ? N’aurait pas plutôt conçu et reformulé l’ambiguïté, voir le paradoxe, en art de gouvernement?
Un film qu’il dirige en 1993 « Revoir Angkor et mourir » laisse perplexe. Norodom Sihanouk était désormais redevenu un monarque constitutionnel dont les attributs se résument aisément par la formule « régner et non pas gouverner ».
Le film n’en laisse pas moins percer une certaine amertume. Un jeune prince atteint d’une maladie incurable est négligé par un entourage qui ne pense qu’à s’amuser alors qu’il se meure. Même sans trop d’imagination, on aura reconnu le personnage de Norodom Sihanouk sous les traits du jeune prince. Et pour lever toute ambigüité, Norodom Sihanouk avait fait jouer dans le film la plupart des ténors du FUNCIPEC de l’époque. Un peu comme dans les années 60, il convoquait des ministres dont Nhek Tioulong, alors ministre de la défense, qu’il avait pris l’habitude d’installer dans le rôle du personnage retors. Y avait-il message dans « Revoir Angkor et mourir » en 1993 ? et qu’elle en pouvait être la signification ? Une première hypothèse offrirait la lecture suivante : Norodom Sihanouk aurait envisagé de participer plus directement au pouvoir et reprochait à son entourage de ne pas lui en avoir laissé la possibilité. Dans cet ordre d’idée, faudrait-il lire que Norodom Sihanouk voyait que son immense capital en matière de gouvernement et de négociations, qu’il avait accumulé en tant d’années, était alors tout à fait négligé ? Ce n’est pas exclu.
Une chose est certaine : Norodom Sihanouk connaît parfaitement l’art des possibles comme il l’a amplement démontré.
A travers ses films et écrits, il s’est sans cesse expliqué sur ses contradictions. Un film de 1995 « Une ambition réduite en cendres » met en scène un jeune prince qui a été éduqué par un Guru pour un jour accéder au trône et devenir un des plus grands rois du Cambodge. Comme futur roi, il est l’incarnation d’un dieu qui doit se tenir à l’écart du monde des humains, mais l’amour qu’il éprouve pour une jeune paysanne le ramène à l’humanité. Le prince a finalement et contre l’avis de son Guru une relation avec la jeune paysanne et au terme de la nuit son corps n’est plus qu’amas de cendres. Là encore, il n’est pas difficile de voir dans le prince une représentation de Norodom Sihanouk et de la contradiction dont il est le lieu entre l’austère nécessité des activités gouvernementales et les plaisirs de l’existence.
Jean-Michel Filippi