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Langues, nations et nationalismes (1/2)

Le conflit actuel entre La Thaïlande et le Cambodge ne possède, paradoxalement  sans doute pas de racines qui excèderaient en profondeur l’époque du protectorat français et tout particulièrement les traités signés entre France et Siam depuis 1867. Cependant, les signes se multiplient en Thaïlande et au Cambodge pour pérenniser à rebours le concept de nation khmère ou thaïe. Le débat sur la langue khmère en Thaïlande est passé quasiment inaperçu, faute d’un relais analytique adéquat et les positions qu’il a suscitées des deux côtés de la frontière n’ont pas reçu l’attention qu’elles auraient mérité.

Rekhmériser

Coup de tonnerre en avril 2008 : un instituteur khmer de la région de Surin (Thaïlande) qui se présente sous le nom thaï de Chaimongkol Chalermsukjitsri décide d’enseigner l’écriture du Khmer à ses compatriotes. L’argumentation de M. Chaimongkol est simple ; les Khmers de Thaïlande sont en passe d’être assimilés et l’actuelle jeune génération sera bien incapable de léguer à ses enfants une culture et une langue qu’elle ne domine que trop imparfaitement. Il en résulte donc la nécessité de mettre en oeuvre à Surin une politique de sauvegarde de la culture khmère par le biais de l’enseignement de la langue, cette dernière étant vue par M. Chaimongkol, dans la plus belle tradition nationaliste occidentale, comme le soubassement indispensable à toute expression culturelle.

Les réactions à ce geste de sauvegarde, voir de revitalisation pour employer un terme à la mode, ne vont pas tarder. En peu de temps, M. Chaimongkol va cumuler, au fil des sites Internet, les caractéristiques du héros national, du traître, du mercenaire au service d’officines cambodgiennes douteuses, etc.

L’essentiel est en l’occurrence ailleurs et il s’avère nécessaire d'analyser la dynamique des relations linguistiques entre Siam / Thaïlande et Cambodge pour saisir pleinement les enjeux du problème.

La guerre des langues n’a pas eu lieu

On a beau jeu de répéter à satiété qu’il faut éviter la projection sur le passé des frontières modernes et des mystiques nationales contemporaines et inversement mobiliser le passé pour justifier des états de fait présents. En dehors du fait que c’est en règle générale exactement le contraire qui se produit, cette insistance à l’affirmer est en elle-même suspecte : comme si les historiens étaient tout à fait innocents au regard des objectifs que les politiques allaient conférer à leurs recherches.

Au vu des évènements actuels, l’histoire des relations linguistiques entre les deux royaumes est tout ce qu’il y a de plus agréablement inattendu.

Trois victoires militaires thaïes, en 1369, 1388 et 1431, vont indirectement jouer un rôle clé dans la formation de la langue thaïe moderne. Le vainqueur a en fait découvert une civilisation dont il va adopter des éléments majeurs dans les domaines aussi divers que le droit, la danse et l’art, entre autres, dont l’apprentissage a de fait requis une connaissance poussée de la langue. A l’instar des relations culturelles et linguistiques entre la  Grèce et son vainqueur romain, les relations entre Siamois et Khmers vont se traduire par un véritable bilinguisme des élites siamoises.

Ce bilinguisme n’est ni contestable ni contesté en ce qu’il est, à l’heure actuelle, affirmé et étudié par les élites intellectuelles thaïes elles-mêmes. Ainsi dans un article très important « Khméro – Thaï : le grand changement dans  l’histoire des parlers thaïs du bassin de la Chao Phraya », le professeur Wilaiwan Khanittanam de l’université Thammasat va très loin dans l’illustration des  aspects purement linguistiques mais aussi sociaux de ce bilinguisme. La thèse que l’auteur se propose de démontrer est double : la société de Ayutthaya, ancienne capitale de Thaïlande de 1351 à 1767, était bilingue dès le départ, « les habitants [de Ayutthaya] utilisaient le Khmer et le Thaï dans leur vie quotidienne ». Ce bilinguisme va progressivement cesser au prix d’une transformation radicale de la langue  thaïe, « le  Thaï de Ayutthaya, hérité par les Thaïs de Bangkok, consistait en un mélange de Thaï et de Khmer. En conséquence, cette forme de Thaï est très différente des autres langues soeurs de la famille Tai ».

Une  thèse de cette importance avait à l’origine été formulée par la regrettée professeur Varasarin en 1984. Cette dernière avait démontré la présence dans la langue thaïe de plus de 2500 mots khmers d’emploi courant et les avait classés en 200 catégories sémantiques ; le nombre de catégories est très parlant en ce qu’il montre que la plupart des domaines du lexique Thaï ont été influencés par le Khmer. Dans son article cité plus haut, Wilaiwan évoque quelques conséquences de cette pénétration considérable de vocables khmers en thaï : « Il n’est pas possible pour les Thaïs, auparavant ou maintenant, de produire un discours sur un sujet quelconque sans utiliser des termes d’origine khmère. En fait, la plupart des Thaïs, autrefois tout  comme maintenant, ne peuvent séparer dans leur  esprit les mots thaïs des mots khmers ».

Une dernière thèse apparentée  aux deux précédentes est celle que le Professeur Michel Antelme expose dans son ouvrage : « la réappropriation en Khmer de mots empruntés par la langue siamoise au vieux khmer ». L’idée est claire : un très  grand nombre de termes  khmers anciens ont été empruntés par les Siamois et, pour certains, ont ensuite disparu du khmer pour être finalement réempruntés par ce dernier au Thaï. Pour le linguiste qui se penche sur ces phénomènes, il est clair que des emprunts aussi massifs ne peuvent socialement qu’illustrer des contacts profonds et prolongés.

Ces contacts culturels sont  bien connus ; si les Thaïs empruntent le bouddhisme petit véhicule (Theravada) aux Mons, la liste des emprunts à la civilisation khmère est considérable comme le mentionne M. Antelme : « C’est en revanche des Khmers que leur  vint la conception de la royauté, les institutions (les Môns contrairement aux Khmers n’ont jamais formé de royaumes politiquement puissants), les arts (Comme les danses du ballet royal et la musique, l’écriture, des éléments de Brahmanisme, etc. ».

Il faut bien noter que dans l’analyse du domaine des emprunts culturels et linguistiques, il n’y a jamais eu de thèse négationniste sérieuse émanant du milieu universitaire thaï qui est au fond le premier concerné.

La question de l’écriture du Thaï, de ses origines et de son développement illustre à merveille la façon dont vont être artificiellement crées des enjeux sur des thèmes qui auraient dû rester dans le domaine de la science.

Contrairement à certaines idées reçues, pour les spécialistes khmers, thaïs et autres, les choses sont claires : l’écriture thaïe dérive de l’écriture khmère, plus exactement d’un style cursif particulier de l’écriture khmère et de son évolution subséquente. De nombreux débats et des thèses produites par des universitaires thaïs font certes état de controverses sur le sujet ; l’importance de ces controverses est toutefois de nature scientifique car l’origine khmère de la graphie thaïe actuellement en usage n’a jamais été sérieusement remise en question. Il existe même en Thaïlande un deuxième type d’écriture khmère utilisé pour noter des textes religieux ; cette graphie qui n’a guère évolué est, dans sa forme actuelle,  parfaitement reconnaissable par un Khmer.

Jusqu’à une époque très récente, n’y a guère de traces d’une animosité envers ce qu’il convient d’appeler la composante culturelle et linguistique khmère, pas plus que d’une négation de cette composante ou encore d’une volonté de réinterprétation nationaliste de l’histoire culturelle et linguistique du royaume et il faut aller chercher les racines du conflit dans un brouillage politique des cartes

Les choses se gâtent

Il semble que les choses commencent sérieusement à se gâter à partir de 1962, même s’il est difficile de l’établir avec certitude. Suite au jugement de la Cour  Internationale de Justice concernant le temple de Preah Vihear, les relations vont se tendre entre la communauté khmère de l’Isan (Nord est) et les autorités thaïlandaises locales. Des exemples des brimades subies ont été recueillis par l’auteur de ces lignes à l’occasion de deux séjours à Surin. L’enjeu du conflit était cette fois nettement lié à des problématiques culturelles comme le montrent les confiscations de manuscrits khmers anciens dans certaines pagodes ainsi que des pressions visant à interdire l’usage des lettres khmères. Il ne s’agissait pas d’interdictions comme cela l’a été écrit, pas plus que de menaces mais de conseils appuyés qui présentaient l’utilisation des lettres khmères ou l’usage tout court de la langue comme un obstacle à une intégration réussie dans la société thaïe. Il semble rétrospectivement que ces injonctions aient réussi au delà de toute espérance initiale.

En tout état de cause, c’est la première fois que le nationalisme local a eu recours aux thèmes de la langue et de la culture, vraisemblablement dans le but d’en finir avec la khmérité du Nord est thaïlandais.

La vulgate nationaliste à base de thèmes linguistiques et culturels n’est pas vieille comme le monde et remonte au plus tôt au 19ème siècle européen. Un trait caractéristique de cette construction est qu’il s’agit au départ de constructions d’intellectuels et pas des moindres comme par exemple Goethe et Renan, au moins au début.

Dans le cas de la Thaïlande, les intellectuels dignes de ce nom se sont prudemment tenus à l’écart du processus quant ils ne s’y sont pas purement et simplement opposés.

L’affaire du Ramkhamhaeng illustre très bien l’idée que l’universitaire thaï a de son rôle ou à tout le moins du rôle de légitimation qu’il n’entend pas jouer. Il s'agit d'une inscription thaïe supposée remonter au 13ème siècle et inscrite à la demande du gouvernement de la Thaïlande au patrimoine mondial de l'humanité au moment même ou les doutes sur son authenticité s'accumulent. L’épisode rend compte de façon emblématique des relations entre universitaires et autorités thaïlandaises et suggère une dissociation profonde entre une université largement ouverte sur le monde extérieur et une classe politique dont les récents évènements révèlent l’arriération profonde.

Jean-Michel Filippi

A suivre