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Aux sources du nationalisme cambodgien

Le livre de Penny Edwards « Cambodge the cultivation of a nation, 1860 - 1945 » offre une approche  passionnément érudite des cadres culturels et politiques mis en place à l’époque du protectorat français (1853 - 1953) et de l’impact qu’ils ont exercé sur la genèse de l’idée de nation au Cambodge.

 Qu’on se rassure ! Il ne s’agit pas ici du texte anglo-saxon qui se fait la dent sur le protectorat français et où le concept opportun de « French colonialists » se pose en résumé aberrant et du fait colonial et des émanations doctrinales diverses du colonialisme ;  on est également bien loin de l’amateurisme de « France on the Mekong » et de l’indigence documentaire d’un John Tully.

Penny Edwards nous annonce d’emblée son objectif qui est de repenser la genèse du mythe nationaliste cambodgien : « la puissance hypnotique d’Angkor Vat comme symbole sacré de l’union des Khmers dans le temps et dans l’espace a entraîné certains observateurs de l’histoire cambodgienne moderne à accepter le mythe nationaliste comme un fait historique » alors que, loin d’un donné qui transcende le temps, ce mythe est construit dans des circonstances particulières que l’auteur résume par une formule frappante : « Au Cambodge, les nationalistes n’ont pas produit de culture nationale. C’est bien plutôt l’élaboration d’une culture nationale par des Français et des lettrés cambodgiens qui a fini par produire des nationalistes ».

Le mythe d’Angkor

Il est tentant de parler d’une culture nationale qui résumerait de toute éternité les caractéristiques d’un peuple surtout quand l’emblème de cette culture s’offre sous l’aspect massif d’Angkor Vat que tous les drapeaux cambodgiens ont revendiqué depuis l’indépendance ; on sait très bien par ailleurs que les moindres remises en cause du lien entre la nation khmère et Angkor provoquent des réactions passionnelles.

L’auteur réexamine conjointement les circonstances de la « découverte » d’Angkor depuis Henri Mouhot et son statut aux yeux des Cambodgiens de l’époque. Angkor était certes connu des Cambodgiens et diverses légendes en contaient les origines comme le montrent les nombreux témoignages recueillis par Mouhot ; cependant, « [les] Khmers qui vivaient dans le voisinage du temple n’identifiaient pas Angkor à un monument de la nation khmère ou à un réceptacle de l’orgueil national mais plutôt à un site religieux... ». Passer d’un lieu de culte vénéré au symbole d’une nation suppose une entreprise de désacralisation et c’est précisément l’oeuvre que le protectorat va accomplir.

L’auteur nous retrace avec une érudition exceptionnelle toute la construction de l’historiographie angkorienne, mais aussi la contribution de l’archéologie et de la muséologie avec tous les débats qui président à la représentation d’Angkor à l’exposition coloniale de Marseille en 1922 ainsi qu’à l’exposition coloniale internationale de Paris en 1931. Cette dernière exposition va tailler la part du lion à Angkor car « Angkor a joué le rôle d’un signifiant crucial de la différence khmère. La mise en valeur par la France d’Angkor Vat comme emblème clé de l’Indochine a encouragé l’orgueil national khmer et a provoqué l’indignation vietnamienne ». Cette sécularisation d’Angkor se double d’un discours qui pose le rapport entre les Khmers et le monument. Initialement, cette oeuvre grandiose est celle d’un peuple mystérieux qui a disparu sans laisser de traces, mais très vite on se rend à l’évidence et ce sont bien les khmers qui sont à l’origine de ces monuments ; il va donc falloir expliquer le lien entre un peuple vu, à l’époque, comme dégénérescent et les vestiges d’une grande civilisation. Le discours du protectorat y a excellé sur le mode « grandeur et décadence des civilisations » mais aussi et surtout par une thèse sur la nécessité de sauver ce pauvre peuple de sa disparition,  discours qui, il faut le dire, véhicule une mentalité d’assiégé. Les enjeux sont désormais clairs et la renaissance d’Angkor va de pair avec un sauvetage du peuple khmer, les deux assurés par l’entreprise du protectorat.

L’émergence d’une religion nationale

Le Sangha, ou ordre des moines, avait tout pour déplaire aux autorités du protectorat : les déplacements incontrôlés des moines dans l’espace géographique du bouddhisme petit véhicule ainsi qu’une organisation dépourvue de centralisation sur le territoire cambodgien car il existait « une multitude de Sangha dont les lieux d’identité étaient le village, le district ou le centre provincial où se trouvaient les pagodes et non pas la  nation ».

Deux points forts méritent d’être soulignés sur lesquels le protectorat va initialement agir : la reprise en main de l’éducation qui, apanage des pagodes, est vue comme « non scientifique et donc peu à même de former les Cambodgiens à participer pleinement à l’économie coloniale ». La solution adoptée, le système des « écoles de pagode rénovées », présentait l’avantage de moderniser et d’uniformiser les cursus sans pour autant rompre avec le cadre de la pagode. Un deuxième point a consisté à réduire la mobilité des moines qui, au grand déplaisir des autorités, continuaient à se rendre au Siam dont le bouddhisme est, dans ses grandes lignes, très proche du bouddhisme khmer. Des mesures administratives pour réduire la liberté de mouvement des moines ont été adoptées, mais le point essentiel dans le processus de construction d’une religion nationale (sasna jiet) a été en 1930 l’ouverture de l’Institut Indigène pour l’Etude du Bouddhisme du Petit Véhicule (ultérieurement Institut Bouddhique) qui va être marqué par les personnalités de Suzanne Karpelès, Chuon nath et Huot Tath auxquels Edwards consacre un chapitre passionnant. Les enjeux étaient considérables, tout comme la désacralisation d’Angkor Vat était le préalable nécessaire à sa transformation en symbole de la nation cambodgienne, la « sécularisation du Sangha » a été la condition d’émergence d’une religion nationale, « l’Institut Bouddhique renforcerait la perception du Cambodge comme coeur du bouddhisme Theravada dans l’Indochine française et séparerait le Sangha khmer du Siam en le réorientant vers l’Indochine ». Il ne s’agissait pas de voeux pieux et tout a été mis en oeuvre pour réaliser ce but : collecte de manuscrits, intense activité éditoriale, mise en place de la commission d’édition du Tripitaka ont concouru a créer l’armature d’un véritable bouddhisme national. Un évènement permet à lui seul de rendre compte de l’efficacité de cette construction : la ville sainte caodaïste de Tayninh créée en 1927 à proximité du territoire cambodgien attirait de nombreux pèlerins cambodgiens ; l’intérêt porté à cette religion syncrétique et universalisante a provoqué chez les officiels khmers et français du protectorat « la peur d’un mouvement qui menaçait de saper les frontières raciales, nationales et religieuses » et l’ire de la hiérarchie bouddhique qui a interdit la pratique du Caodaïsme aux Cambodgiens.

La traduction cambodgienne

Toute construction d’une identité nationale dans un contexte colonial pose évidemment le problème de la participation des élites indigènes qui est analysée très finement par l’auteur. Des « fidèles Cambodgiens » de Auguste Pavie qui, à l’instar de Son Diep et de Thiounn Sambath, vont construire leur carrière dans le cadre d’une collaboration sans failles avec la France à l’équipe du journal Nagaravatta, les réactions divergent, mais « au milieu des années Trente, la glorification d’Angkor, la primauté de la religion nationale...et l’accent mis sur le kmae daem [Khmer de l’origine]...ont chosifié la notion d’une culture nationale khmère, consensus général dans les cercles de l’élite ». Les opinions divergeaient évidemment sur « la traduction politique de ce contenu culturel en vue de la fondation d’un état nation moderne ». Les opinions contenues dans Nagaravatta, journal nationaliste, sont à cet égard très révélatrices et soulèvent des questions auxquelles l’époque contemporaine est loin d’avoir répondu : la culture cambodgienne doit-elle être conçue sur un mode évolutif pour prendre vraiment en compte la réalité du Cambodge ou comme « la bulle isolée d’un caractère national voué à la décoration et qui ne doit pas être autorisé à polluer... » ? Le paradoxe de Nagaravatta est qu’il restera indéfectiblement attaché aux thèmes de la religion nationale et de Angkor Vat, « les deux domaines étaient arrivés à être inextricablement mêlés aux débats qui se développaient sur la supériorité raciale et la spécificité culturelle ».

S’agirait-il d’une vague histoire passée que l’on pourrait reléguer aux oubliettes ?  Ce n’est pas l’opinion de l’auteur qui n’hésite pas à affirmer que « longtemps après la fin du protectorat, la conception d’un Cambodge construit pendant Quatre vingt dix ans de règle coloniale continue de hanter et de modeler le paysage politique du pays ».

Jean-Michel Filippi