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La puissance et la gloire. Petite psychologie de la colonne corinthienne dans le Cambodge contemporain

L’éclosion récente et prolifique de bâtiments ornés de colonnes aux chapiteaux corinthiens nous amène tout naturellement à nous interroger sur les raisons de la popularité de ce motif.

L’origine de la colonne corinthienne n’a rien de grec ; la dite colonne n’a, en aucun cas, été inventée à Corinthe. C’est dans des contrées orientales qu’il faut tracer la genèse du motif : Assyrie, Egypte et, notamment,  Perse. La Grèce, pour une fois, n’invente pas et se contente de transmettre, évidemment à Rome ; s’il y a peu de temples aux colonnes corinthiennes dans la Grèce antique, Rome a, par contre, usé et abusé d’un motif qui va devenir étonnamment emblématique au point de transcender une certaine esthétique occidentale. Il va de soi qu’il ne s’agit pas de n’importe quelle esthétique et l’expression du beau, dans sa gratuité supposée ou réelle, n’aura certainement pas recours aux poncifs corinthiens. Loin de là ! Notre colonne corinthienne fait historiquement sens en ce qu’elle est liée au pouvoir et à toute la symbolique attenante à sa représentation. Exagération ? Eh bien pour vous en convaincre, vous n’avez qu’à jeter un coup d’oeil sur la devanture de notre ridicule cendrier national au nom bien inspiré de « Panthéon » ou sur la façade de l’église la plus laide de Paris : citons la Madeleine avant que le lecteur ne soit, à juste titre,  tenté de penser au Sacré coeur.

L’aventure ne s’achève heureusement pas là et le Cambodge a, lui aussi, sa pierre à apporter au corinthiannisme. On ne remarquera jamais assez la soif que notre royaume a des symboles au point qu’on se demande s’il existe une frontière entre symbole et réalité. Un exemple pris au hasard dans le cinéma cambodgien : une maison en feuilles de palmier à sucre en pleine campagne, un vague ruisseau boueux où se vautrent les cochons... D’un coup, la porte s’ouvre et apparaît une jolie jeune femme en tailleur Chanel qui, valise Vuiton à la main, quitte le logis conjugal sans se retourner: la rupture!

Du cinéma ? Prenez donc la route de Takéo en quittant Phnom Penh par Stoeung Mean Chey pour éviter Takmao ; au carrefour des routes de Takéo, de l’aéroport et de Takmao, jetez donc un coup d’oeil sur la droite. Le spectacle en vaut la chandelle : une maison unique, en pleine rizière, qui se dresse fièrement avec tous les attributs de l’esthétique bien pensante en vogue dans le Cambodge d’aujourd’hui : vitres teintées, nombreux climatiseurs, couleurs criardes et, nec plus ultra, deux colonnes décoratives qui, sans supporter quoi que ce soit, sont surmontées de superbes chapiteaux corinthiens qui tranchent sur les colonnes par la virulence de leur peinture dorée.

Parvenus de tous les pays unissez-vous !

Deux solutions s’offrent désormais à nous. La première, d’ordre psychanalytique, consisterait à expliquer la popularité récurrente de la colonne par le recours à un symbole phallique quelconque et nous l’épargnerons au lecteur, saturé qu’il doit être des inepties de ce genre. La deuxième relèverait du comportement de l’esthète qui hausserait négligemment les épaules dans le style « rien à attendre de mieux des nouveaux riches » ; ce qui, superficiellement au moins, semblerait davantage tomber sous le sens.

En fait, les choses doivent, comme toujours, être beaucoup plus complexes et les explications requérir un minimum de prudence. D’une part, pour accéder à la « dignité » de parvenu, il faut d’abord parvenir ; d’autre part, on n’est pas « parvenu » dans l’absolu, on ne l’est qu’au regard de l’autre. Le problème demeure de toute façon entier et mériterait d’être autrement mieux posé.

La question essentielle consiste moins à savoir qui imite que ce qui est imité. Dans un passage de sa fascinante autobiographie « Chronicles of the wasted years », Malcolm Muggeridge se remémore une scène où, dans un restaurant du Moscou communiste des années 30, il confie à son interlocuteur, Mirsky, sa lassitude face au mauvais goût du décor du restaurant et des établissements semblables. Ce à quoi Mirsky a beau jeu de répondre : « que voulez-vous ? C’est comme ça que le pauvre bougre se représentait la richesse ». C’est le «ça » et ce qu’il recouvre qui mérite d’être analysé ; ainsi en Asie, les exemples ne manquent pas qui démontrent que le symbole de richesse et de réussite qui est imité, pour ne pas dire servilement recopié, présente avant tout les gages de l’immuabilité, ou pour le moins de la bonne tranquillité bourgeoise. La stabilité qui émane de la colonne serait, à cet égard, un stéréotype parfait.

Il est piquant de constater que les plus révolutionnaires des régimes asiatiques, Kampuchéa démocratique ou Chine de la révolution culturelle, n’ont jamais fait, en matière esthétique, que reproduire des formes occidentales parfaitement éculées, mais qui présentaient des garanties certaines en matière de stabilité idéologique. Une analyse des goûts de Jiang Qing (Madame Mao) en dit long sur les origines du « réalisme socialiste » chinois avec ses opéras soi disant révolutionnaires. Un phénomène révolutionnaire digne d’intérêt en matière picturale est aussi le rejet des techniques esthétiques locales auxquelles on a préféré des représentations à l’huile de type occidental qui s’inscrivent dans la pure tradition des peintres pompiers. Il arrive quand même que la réalité prenne sa revanche ; quelle ne fut pas la surprise d’un visiteur de découvrir dans une antichambre du Vatican un portrait à l’huile du jeune Mao Ze Dong réalisé dans la plus pure tradition occidentale : un ecclésiastique l’avait, en toute bonne fois, pris pour une gravure missionnaire.

Retour à la colonne

Contrairement à une idée reçue, la colonne, en l’occurrence corinthienne, n’a pas besoin de l’Asie pour symboliser puissance, pouvoir et richesse ; ce n’est pas un objet qui devient symbole, mais plus simplement un symbole occidental dont la valeur est transposée en Asie avec la plus grande des fidélités.

Et l’origine de la colonne corinthienne en Asie ? Eh bien tout commence dans la Chine du 19ème siècle avec l’ouverture des premiers locaux commerciaux étrangers à Canton dans l’île de Sha Mian (étendue sablonneuse) sur à la rivière des perles. Le spectacle en vaut la chandelle : église de facture gothique, angelots grassouillets et les inévitables colonnes corinthiennes dont l’exubérance est, en la circonstance, bien plus de mise que la timidité des consoeurs dorique et ionique. Le mouvement se poursuit avec l’ouverture des concessions étrangères qui se succèdent au rythme des traités inégaux. Tous les records en matière de l’esthétique mentionnée ci-dessus sont battus par la concession allemande de Tsing Tao où le capitalisme germanique, style grand papa, donne toute la mesure de son inventivité esthétique.

En tout état de cause, le modèle de la colonne corinthienne va durablement marquer l’imagination chinoise ; ce qui justifie et l’usage prolifique que continue d’en faire la Chine populaire et la propension des Chinois d’outre mer à l’étendre aux centres urbanisés d’Asie du Sud Est.

Un exemple entre mille à Phnom Penh et des plus parlants: l’ancienne ambassade du Japon sur le boulevard Norodom, aujourd’hui résidence privée, qui combine jusqu’à saturation colonnes corinthiennes et poncifs avoisinants.

Jean-Michel Filippi