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Angkor au musée

Le Angkor national Museum (son nom n’a pas encore de traduction française) mérite vraiment le détour et ce ne sera pas, en l’occurrence, pour les raisons conventionnelles qui nous poussent généralement à visiter un musée et que résument les thèmes de la découverte et de l’apprentissage. La visite n’en est pas moins productive en ce qu’elle nous invite à une véritable déconstruction d’une certaine muséographie.

Le flacon et l’ivresse

L’architecture extérieure d’un bâtiment ne devrait en rien laisser préjuger de son contenu, surtout s’il s’agit d’un musée. Disons-le franchement ! L’apparence du bâtiment n’est guère engageante et relève plutôt du centre commercial ou d’un fleuron d’une chaîne d’hôtellerie qui se devait de sacrifier à la couleur asiatique locale. Mais à nous laisser aveugler par nos préjugés, nous risquerions de laisser échapper de véritables trésors. C’est donc du pas empreint de l’humilité de ceux qui veulent apprendre que nous pénétrons dans les lieux.

D’emblée, on est frappé par l’immensité de l’entrée que corrobore le vide le plus parfait : avec l’ami qui m’accompagnait, nous étions, début septembre, les deux seuls visiteurs. Une très avenante jeune fille commence par nous débiter dans l’Anglais monotone de l’appris par coeur : « nous devons vous informer que le musée ferme ses portes à vingt heures et qu’il vous reste exactement... », avant de nous annoncer les 12 dollars du tarif d’entrée (3 dollars pour les Cambodgiens) ; qu’importe ! Que ne ferait-on pas pour rompre la monotonie de la visite des temples avec pour seuls compagnons les sempiternels Glaize, Coédès ou Marchal ?

C’est en feuilletant le petit prospectus en français que l’on a  sa première surprise : « la fièreté (Sic!) de révéler la voie royale historique de l’Ère d’Or du Royaume Khmer via l’excellente technologie multimédia d’une façon facile à comprendre » lit-on au dos de la brochure. Ah ! les subtilités de la langue de Molière ! L’ennui est que la langue de Shakespeare n’est pas à meilleure enseigne:”...through the state of the art multimedia technology in an easy understanding way”.

On n’a guère le temps de se poser davantage de questions et les nombreux guides qui veillent au strict respect de l’ordre de la visite nous font pénétrer dans le « Halle de résumé » (Sic !) où « les visiteurs sont invités de s’asseoir et relaxer dans un théâtre de 80 sièges pour une orientation qui introduira le musée et ses aménités ». A défaut d’explications qui font tellement défaut sur la civilisation angkorienne, nous allons être rassasiés de commentaires sur le musée et ses mérites avec tous les superlatifs de circonstances : magnifique, grandiose, une entreprise unique, une technologie parfaite et j’en passe...

On en ressort groggy pour pénétrer dans la « gallerie (Sic !) exclusive » où se trouvent exposées 1000 statues de Bouddha. Là encore, nous ne ferons pas connaissance avec une créativité muséographique quelconque. Les commentaires sont sommaires et si les styles sont mentionnés, ils ne sont en rien reliés aux statues par des explications sérieuses. Serait-ce au fond une idée saugrenue que d’expliquer au profane les caractéristiques esthétiques d’un « style du Bayon » ?

Le but recherché est évidemment d’impressionner par la quantité, mais dès qu’on a le mauvais goût de se pencher sur la qualité, on découvre que les pièces les plus intéressantes proviennent du musée national et voisinent des statues de facture infiniment plus modeste.

A ce stade, on pose la question aux guides de savoir comment  a été formé le comité scientifique à l’origine de l’organisation et de la composition des salles du musée et surtout, de qui est-il composé : silence sur les ondes!

Une khmérité absente

Ce qui trouble le visiteur, outre la recherche systématique des effets grandioses, est finalement l’abstraction et la généralité des commentaires. La galerie B (« gallerie » dans la brochure) est consacrée à la religion et aux croyances. En dehors des statues qui sont bel et bien khmères et dont les plus beaux exemplaires proviennent du musée national, les commentaires, d’une banalité incroyable, sont à peine dignes du plus mauvais des « Que sais-je ». Les termes hindouisme, brahmanisme, vishnouisme, shivaïsme, etc. sont vaguement définis sur de larges panneaux dans un Anglais qui, bourré de fautes, est à peine lisible. Ce n’est pas tant des définitions, d’ailleurs incompréhensibles, dont le visiteur a besoin que d’explications réelles qui resitueraient ces doctrines religieuses et leurs contreparties politiques dans le contexte de l’histoire cambodgienne ; en guise d’exemple, le destin du shivaïsme au Cambodge n’a pas grand chose à voir avec la doctrine du même nom en Inde, à Java ou ailleurs. Dans le musée, tout se passe comme si l’espace cambodgien n’avait été que le cadre géographique d’un immense plaquage de doctrines indiennes figées pour toute éternité. A l’heure où ces lignes sont écrites, l’exemple le plus remarquable de l’inanité de cette conception est la fête de Pchum Ben ; n’ayant à l’origine rien à voir avec le bouddhisme, elle n’en a pas moins été intégrée à la pratique du bouddhisme cambodgien pour devenir la fête la plus importante après le nouvel an khmer.

Un autre exemple achevé de cette tendance à l’abstraction paresseuse nous est donné par la galerie F consacrée aux inscriptions. Là encore, il ne faut pas s’affoler car le titre qui apparaît sur le livret en Français « Histoire forme les pierres » n’est pas pire que sur celui en anglais : « Story from stones ». Le ton nous est encore une fois donné par le merveilleux petit livret : « Les inscriptions sur pierre... servent comme une évidence que ce grand monde a une fois excité (Sic !)...fournissent l’évidence de l’ancienne langue de la région et offrent les opportunités aux linguistes de préserver la langue merveilleuse... ».

On commence à se demander comment les promoteurs qui ont dépensé des millions de dollars pour ce musée ne se sont-ils pas soucié de la langue des brochures et des panneaux.

Une fois l’excitation passée, de quelle langue merveilleuse s’agit-il au fait ? Le Khmer ancien ? Le Sanscrit ? La visite de la salle où se trouvent alignées les stèles ne nous en apprendra pas plus que le guide du routard. Il y a effectivement une majorité de stèles en Sanscrit et quelques stèles en Khmer ancien et aucune explication sérieuse n’est fournie pour expliquer cette dualité épigraphique et ses contreparties en matière de contenu. La fonction des stèles n’est pas non plus illustrée de façon convaincante. Le visiteur qui n’est pas bercé en khmérologie pourra tout juste en tirer la conclusion que l’écriture a existé dans le Cambodge angkorien.

Il faut quand même mentionner une des trouvailles technologiques dont le musée est friand et qui a consisté à surmonter quelques stèles d’un petit haut parleur qui nous en restitue le texte parlé ; va pour le  Sanscrit dont on connaît la prononciation, par contre la connaissance du phonétisme du vieux khmer en est encore au stade de la recherche et il ait fort peu probable qu’un locuteur angkorien aurait pu reconnaître sa langue.

L’éternité du beau !

A défaut d’explication, on peut toujours vous seriner que vous êtes là parce que... c’est beau ! C’est précisément ce que le musée s’emploie à faire jusqu’à l’écoeurement, moyens technologiques de pointe à l’appui.

Consacrée à Angkor Thom, la galerie E offre un bel exemple de cette tendance. La technologie est au rendez-vous et rien n’est trop beau pour cette prestation ; des techniques de projection dernier cri nous présentent un film sur le Bayon où le malheureux visiteur a déjà dû passer au moins 3 bonnes heures à écouter les commentaires soporifiques de son guide. Il ne s’agit évidemment pas de la même chose car, ici, tous les procédés sont mobilisés pour accentuer le grandiose des lieux : plans en contre-plongée, musique assourdissante et, bien sûr, l’inflation de superlatifs auxquels nous avons été habitués dès l’entrée.

A propos d’Angkor Wat, le texte de notre livret est d’ailleurs parfaitement clair sur les intentions des concepteurs du musée dont la visite « amènerait les visiteurs plus près d’Angkor Wat et apprendre comment la ville gigantesque était construit, donc maximisant la splendeur que les visiteurs sentiront quand ils visitent la prochaine fois le réel Angkor  Wat » ; parvenu à ce stade, on peut même se demander pourquoi subir l’épreuve de la visite et ne pas tranquillement observer Angkor Wat bien au frais dans un fauteuil confortable.

Toujours dans le sensationnel, la galerie G qui est consacrée aux « Grands inventeurs ». Il s’agit dans cette salle de rendre hommage à quatre grands rois dont la tâche pour le moins curieuse a consisté à « laisser la fierté historique devenir vivante via le temps et les histoires de quatre grands inventeurs... », comme le lecteur ne l’aura pas compris, il s’agit de présenter quatre monarques, dont Yasovarman I et Jayavarman VII, dont le règne a marqué durablement l’histoire du royaume. Là aussi, le contenu est désolant et, exception faite d’une chronologie succincte et de l’énoncé de quelques hauts faits, nous ressortons aussi savants que nous sommes entrés.

Passons aux choses sérieuses !

Jusqu’à présent, il était n’était question que d’amuses gueule. Nous voilà désormais conviés à l’exploration de « La halle culturelle » doctement définie comme un lieu pour « s’asseoir et relaxer via ses facilités touristiques et les aménités suffisantes pendant toute la journée des activités de récréation pour les visites du public général » ; bref, tout un programme qui se résume à des restaurants, spa, boutiques de toutes sortes et qui donne l’impression d’être plus la raison d’être de l’ensemble que son aboutissement.

Notre très disert prospectus n’hésite pas, pour l’occasion, à mobiliser la rhétorique de circonstance : « les couples peuvent boire du vin et dîner sous les bougies alors que les plus grandes familles peuvent réjouir un repas dans un café de style urbain » tout en précisant, culture oblige, que « les touristes cherchant plus d’intéressant peuvent visiter la librairie et trouver les réponses à toutes les questions », bon courage !

Le mot de la fin

Est-il besoin de continuer ? Jusqu’à présent, la question qui s’est posée à une muséographie cambodgienne naissante comme d’ailleurs à l’essentiel de la représentation du Cambodge a été d’échapper à la propension d’Angkor à tout s’annexer ; comme si le Cambodge avait cessé d’exister à la fin de la période angkorienne. Il ne serait ainsi pas dépourvu d’intérêt de présenter au public, tant cambodgien qu’étranger, une histoire plus récente de l’espace khmer, des données ethnographiques sur les khmers et les minorités du Cambodge, des techniques agricoles, une explication des fêtes cambodgiennes...Précisons tout de même que le modèle de cette nouvelle muséographie ne saurait aucunement être le tristement célèbre « village culturel » également situé à Siem Reap.

Notre Angkor National Museum bouleverse le dilemme et nous ramène au point de départ : représenter correctement Angkor. En cette matière, l’échec est patent et les artefacts de  représentation qu’offre le musée pourront tout au plus impressionner l’amateur de jeux de lumière et de paillettes. Pourtant, la  liste de ce qu’il faudrait vraiment expliquer est immense : la  fonction véritable des temples, les cérémonies qui s’y déroulaient, la succession des capitales, le rôle du monarque, le pourquoi des inscriptions, les hypothèses sur le rôle des Baray, ce que nous pouvons connaître de la vie quotidienne de l’époque, les rapports entre pouvoir, religion et architecture...Plutôt que d’expliquer, le musée se contente de poser des poncifs en insistant sur certaines caractéristiques saillantes ou supposées telles. Un exemple parmi tant d’autres : la fonction d’Angkor Wat. Les débats sur les rôles qu’a joués le plus grand temple hindou du monde sont évidemment complexes et varient suivant les époques, mais ne sont nullement inexprimables dans le cadre d’un musée ; cependant, le visiteur ne quittera les lieux qu’armé de quelques généralités que résume parfaitement notre ineffable livret : « Angkor Wat est très bien connu et l’exemple le plus significatif du paradis terrain. Son architecture unique adorée par le peuple du Cambodge représente un merveil (Sic !) d’ingénierie qui déconcerte plusieurs spécialistes de nos jours ».

Jean-Michel Filippi