Le trafic humain et son discours. Le couvercle humanitaire (2/3)
Se poser en acteur incontournable en matière de trafic des personnes présuppose pour l’action humanitaire une extension de cette notion avec en toile de fond une stratégie de victimisation.
Nous avions précédemment montré l’emphase placée sur le concept de « trafic humain » qui semble être devenu un terme couverture destiné à englober bien plus que ce à quoi sa définition originelle ne le prédestinait. De sous – catégorie du thème plus général de la migration, le trafic humain finit par subsumer cette dernière. De façon concrète, si l’on pose la question de savoir comment qualifier la situation dans laquelle une jeune fille de province doit payer des honoraires non prévus à la personne qui lui procure un travail à l’usine (les rapports regorgent de situations de ce type), personne ne parlera de trafic humain stricto sensu ; par contre, les interventions sur ce genre de problèmes trouveront leur place dans des conférences explicitement consacrées au trafic humain.
Un rapport publié par le Cambodian Women’s Crisis Center (CWCC) en 2005 décrit quelques cas de trafic humain du Cambodge vers la Malaisie ; ces cas sont cependant noyés dans une rhétorique qui pose en hypothèse de départ que les migrations de Cambodgiens vers la Malaisie concernant essentiellement des jeunes femmes, on est en droit de voir dans la Malaisie une destination importante du trafic des personnes. On assiste en fait à la construction d’une idéologie qui rend progressivement crédible l’amalgame de situations qui devraient relever de traitements différents.
Rhétorique de la victimisation
Dans un pays comme le Cambodge, les victimes des migrations ne manquent pas, mais à des degrés divers. Le pas a été cependant très vite franchi d’intégrer les occurrences les plus diverses en une abstraction qui fait le miel (et le fond de commerce) du discours humanitaire : la victimisation. L’analyse qui est faite des causes de la migration présente le migrant sous l’angle exclusif de la victime : pauvreté des provinces d’origine (PACT, LSCW), faible niveau d’éducation souvent au détriment des filles (World Vision), désastres naturels, dettes de jeu, vente des terres (CDRI), etc. Ces « découvertes » sont le résultat de procédures sophistiquées décrites par le menu : entretiens, questionnaires structurés et semi structurés et l’inévitable Focus Group Discussion. Les mauvais esprits auraient beau jeu de faire remarquer à nos apprentis ethnologues qu’il n’est guère besoin d’enquêtes approfondies pour découvrir qu’un diplômé d’université ou qu’un millionnaire ne franchira pas la frontière thaïlandaise clandestinement pour aller travailler sur un bateau de pêche.
Une fois la décision de migrer prise, le migrant continue son parcours de victime car c’est à contre cœur qu’il quitte sa communauté d’origine comme nous l’explique un très ONGéien passage de la campagne d’information contre le trafic des personnes du ministère de la condition féminine : « même dans le cas de la migration volontaire, les migrants ne veulent généralement pas quitter leur communauté mais préfèreraient gagner leur vie dans leur village » ; on est béat d’admiration devant la capacité à énoncer des thèses générales de ce genre à partir de quelques enquêtes. Le migrant continue d’être victime lorsqu’il se fait expulser, souvent sans salaire, dela Thaïlande où il est entré illégalement. Un pas supplémentaire est franchi quand on rajoute les cas de déception recueillis dans des témoignages qui ne manquent pas et surtout les cas beaucoup plus rares de véritable trafic humain où la victime est contrainte d’avoir des relations sexuelles ou d’effectuer des travaux dans des conditions qui s’apparentent à l’esclavage. Ce qui caractérise le discours humanitaire sur le trafic humain, au moins au Cambodge, est la définition d’un espace intégré de victimisation qui, sous couvert d’approche globale, permet d’oublier les caractéristiques du véritable trafic humain dans une rhétorique enveloppante ; le flou semblant très bien convenir à l’action humanitaire.
Le continuum
Il ne s’est agit jusque là que d’une proposition d’analyse d’un discours, mais force est de remarquer que ce discours est quelquefois littéralement exprimé, peut – être à l’insu de ses promoteurs. Ainsi en 2003, l’UNICEF s’est charitablement chargé de représenter le continuum de toutes les situations possibles entre la migration volontaire et le véritable trafic et ce, sur la base de la littérature humanitaire existante. Nous obtenons ainsi une échelle de progression qui révèle très bien l’absence de frontières réelles dans l’esprit de ses concepteurs:
- Les victimes ont été contraintes, kidnappées et soumises à un trafic.
- On a fait aux victimes de fausses promesses et, à la suite d’un trafic, elles ont eu à exercer une activité qui n’était pas originellement prévue.
- Les victimes sont renseignées sur la nature du travail mais pas sur les conditions.
- Les victimes sont renseignées sur la nature et les conditions de travail mais ne sont pas à même et / ou pas capable de prévoir l’ensemble des situations auxquelles elles pourront être confrontées.
- Les travailleurs connaissent les conditions et la nature du travail mais ne se sont pas vu offrir un autre lieu de travail.
- Les travailleurs connaissent les conditions et la nature du travail et peuvent choisir le lieu de leur travail.
A la lecture de ce passage, il est assez difficile de ne pas entrer dans la catégorie de la « victime » et même l’avant dernière catégorie peut se discuter sous cet angle.
La pièce rapportée cambodgienne
En une dizaine d’années, on a assisté à l’invention d’une nouvelle science sociale humanitaire avec ses publications et ses congrès. Ce qui frappe à la lecture des rapports, c’est l’absence totale de recul sur le Cambodge: ce qu'on en dit pourrait, à la façon d’un copié – collé, être appliqué au Cameroun ou à la Papouasie et ne révèle aucune spécificité cambodgienne, pas plus que la moindre velléité intellectuelle à sortir d’une soit disant description des faits pour en proposer une analyse cohérente. Les migrations soulèvent au Cambodge des questions auxquelles le seul moralisme humanitaire prétend fournir des réponses, mais lesquelles ? Les bibliographies des rapports parlent d’elles-mêmes, on se cite entre « spécialistes » du trafic humain et / ou des migrations mais on n’y trouvera aucune référence à des travaux de fond comme par exemple « Le paysan cambodgien » de Jean Delvert ou « La commune cambodgienne » de André Homont, pour n’en citer que deux, qui apportent des éclairages indispensables sur le monde villageois cambodgien, lieu d’origine des migrations. On peut ainsi lire sous la plume de Homont : « Or, du point de vue de la commune, qu’est-ce que les Français trouvèrent en arrivant au Cambodge ? Rien, ou à peu près. En tout cas, rien d’organisé, rien de structuré. La commune, en tant que circonscription administrative, n’existait pas. Il existait, sans doute, des centres d’intérêts locaux, mais ceux-ci ne se manifestaient pas. Nul administrateur ne s’en était jusqu’alors soucié et les habitants n’en prirent pas spontanément conscience. A cet égard le khum diffère de sa voisine, la commune annamite, fortement organisée bien longtemps avant l’arrivée des Français et qui constituait la plus naturelle et la principale cellule de la vie administrative et sociale. L’histoire de la formation du khum laisse donc apparaître déjà une grande différence également avec la commune française ». L’auteur évoque le Khum de l’époque pré coloniale, mais ce qu’il en dit s’applique parfaitement au Phum actuel où vivent plus de 75% des Cambodgiens. Un préalable incontournable à l’approche des mécanismes migratoires est l’analyse des conditions de vie dans le village : absence de direction élue, quasi monoculture du riz, faibles mobilités sociale et géographique, procédés extra juridiques de résolution des conflits, absence de moyens d’information, analphabétisme tout court ou fonctionnel dû à une totale absence de l’écrit, etc. L’analyse approfondie de ce cadre social et économique permettra d’approcher sérieusement le phénomène migratoire au lieu de se contenter de lieux communs érigés en principes explicatifs. (A suivre)
Jean-Michel Filippi